Durant les 45 minutes que durera sa prestation, il joue Bach. 45 minutes durant lesquelles, en cette heure matinale du métropolitain surbondé, les voyageurs vont passer, la plupart urgeant vers la sortie ou la correspondance qui les ramène vers le travail, le rendez-vous, le café ou le grain de ciel qui justifie leur empressement et à partir duquel leur journée se trouvera organisée. Au cœur de cet anonymat géant, un homme joue Bach durant 45 minutes. 45 minutes pendant lesquelles 6 personnes stopperont leur course folle pour l’écouter, et où son escarcelle comptera 32$ exactement. Puis, plus rien. L’homme se lève, range son instrument, claque l’étui enfermant son maigre pécule et quitte le quai dans un feulement de pas. Personne ne le sut, mais l’homme qui exécuta six pièces de Bach ce matin-là était Joshua Bell, l’un des violonistes les plus courtisés au monde. Personne ne s’aperçut non plus que le violon avec lequel il égrena ses notes enfuies avait une valeur de 3.5 millions $. Et, de fait, deux jours plus tôt, Joshua Bell jouait à guichets fermés sur la scène d’un théâtre bostonien où le velours d’un siège coûtait quelque 100$…

Ben Vautier "Il faut se méfier des mots"

Ben Vautier « Il faut se méfier des mots »

L’événement, en date du 12 janvier 2007, fut relayé par le Washington Post pour le compte duquel il avait été commandité en vue d’un article touchant plus largement les goûts et les visées d’autrui face à la beauté. L’analyse de l’article qui en résulta eût le mérite de mettre en perspective la place que nous accordons à l’art dans notre quotidien, notre capacité à déceler l’exceptionnel sous le masque de nos ordinaires, mais encore questionner nos rapports à l’étrangeté, à l’inattendu, comme à ce que nous jugeons beau, bon, rare, capable de tracer une démarcation claire entre le fond et la forme, entre le signifiant et le signifié. Frappée au coin du bon sens, cette démarche n’en est pas moins originale. Car, là comme ailleurs, tout est affaire du point d’appui que l’on prend, du siège où l’on se place, du balcon d’où l’on regarde. Surpris dans le plus basique de ses activités, l’homme présente-t-il naturellement l’ouverture d’esprit ad hoc qui lui permet de reconnaître l’art et la beauté ? Ou bien alors, incapable de distinguer ces valeurs sans signaux et panneaux indicateurs, continue-t-il sa route, bastonné de certitudes intellectuelles, mais aveugle à ce qu’il croise ? En art, il n’y a pas de morale, c’est bien connu. Or, ce qu’on prend d’office pour argent comptant sans le remettre en doute ni se poser de questions – mais remettons jamais en doute si l’on ne se pose de questions ? – mérite-t-il encore le nom d’art ? Et si oui, art et beauté ne seraient-ils pas l’unique face d’une même médaille, spécieuse et subjective ? On discerne une vérité à ce qu’elle n’est pas scriptible. En effet, ce vaste continent que l’homme a de toutes époques et crânement défini du mot « art », est en train de subir de violentes mutations, dynamitant tous azimuts une cartographie que de nouveaux venus jugent écrite dans la naphtaline ! A l’instar du tagueur Nasty.

Tag metro Nasty

Tag metro Nasty

Depuis 1989, cet artiste iconoclaste, membre des AEC (Artistes En Cavale), s’inspire du métro parisien, de sa signalétique et son parcours du combattant pour tracer des graffs vivifiants, maculer de tags un panneau ou composer un « art pauvre » au style « sale », urbain et pulp qui lui a valu l’honneur d’exposer en galeries…d’art. Ironie triomphante d’un geste que la génération précédente qualifiait à l’envi de laid, moche, crade…A défaut du « devoir plaire », l’artiste, s’il veut survivre dans le conservatisme effarant que génère toute société qui se soucie d’art, doit au moins se conformer aux canons comportementaux du temps, faute de se voir mis au ban sans discrimination d’âge ou de talent tel un malpropre catarrheux.

Camille Claudel

Camille Claudel

Ainsi de Camille Claudel. Via l’aura de ses œuvres parvenues jusqu’à nous, tout le monde connaît et salue le génie de l’artiste, le talent du sculpteur, la passion de l’amoureuse. Moins, en revanche, la glaise obscure étirant l’existence d’une femme naguère encensée par la société, puis oubliée par elle à ses tristes sbires du service santé. Internée contre son gré à Ville-Evrard en 1913, l’auteur des « Causeuses » décèdera en l’asile de Montdevergues, près d’Avignon, après trente années passées dans les rets de l’institution. Âgée de 29 ans, la jeune Camille exécutait un buste de Clôtho, et comment ne pas voir dans ce visage sénile et voyant celui, prémonitoire, qui recouvrira l’artiste comme peau de chagrin ? Personne pour s’en émouvoir.

Caspar Friedrich "Voyageur contemplant une mer de nuages"

Caspar David Friedrich « Voyageur contemplant une mer de nuages »

L’humain, denrée périssable, est-il distinct de l’art qu’il produit ? Ou bien les deux sont-ils incoerciblement liés en un tandem que la société marchande récuse ? Mais l’homme, producteur de beau, n’est pas le seul aliéné que l’affolement des marchés spéculatifs renvoie au rang de simple accessoire. Sans travailler du chapeau, suffit de suivre le pennon de valeurs refuge tel que le miel des grandes maisons – le vin – pour s’édifier sur une prétendue cohérence art/prix. Pauillac légendaire, un magnum Mouton Rothschild, cuvée 1945, s’est vu adjugé 22.000€ par Artcurial, devenant aussitôt le vin le plus cher vendu par la célèbre salle des ventes parisienne. Un bond spectaculaire lorsqu’on sait le Mouton 45 avoir été proposé l’équivalent de 40€…en 1947 ! Un marronnier récurrent chez les néophytes de la dive bouteille consiste à croire, devant les sommes astronomiques, longue suite orbitale de zéros qu’atteignent parfois certains grands crus, que le jus de raisin embouteillé fut de toute éternité côté à prix d’or. Grossière erreur ! Le vin, comme l’homme, pour exceptionnel qu’il soit, n’en connaît pas moins au sortir du château une rampe de lancement progressive, que viennent accélérer les années et l’état accompli de pourrissement. Ainsi les cotes prennent-elles de la bouteille ; ainsi l’artiste s’accomplit-il à la condition de rester sagement posthume. Dès lors, qu’importe à la société que ses « faiseurs d’art » trinquent, car faute qu’ils puissent jouir du flacon, elle en conservera éternellement l’ivresse…

 

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