Suite à la faillite des réseaux de distribution Virgin et Chapitre, le livre pâtit encore de la baisse enregistrée sur l’ensemble du marché des biens culturels (-4%), soit 356 millions de livres vendus en France en 2013. Sous le seuil des 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, record historique et source de morosité grandissante du secteur, selon une étude de l’institut GfK. Des chiffres clés qui ne doivent pas faire oublier que le livre se porte financièrement mieux que les autres industries culturelles (hors jeux vidéos), devant le cinéma et la musique.

Dès lors, qui lit ? Et où le lecteur achète-t-il ? Principalement sur le web. Le site Amazon, s’il accuse un recul de ses ventes de livres de 3% en juin 2014, reste la « première librairie de France. » Réassort permanent, simplicité et groupement d’achats, choix quasi illimité, Internet répond au jour le jour aux besoins d’une nouvelle génération de lecteurs qui achète désormais en-dehors des librairies. Quant à l’édition, deux modèles se font face. D’une part, de plus en plus de « petits » éditeurs encore méconnus qui tablent leur stratégie business sur le bouche à oreille par les réseaux sociaux, une maquette originale, une ligne éditoriale de qualité, des sujets dans l’air du temps et la parution d’ebooks. D’autre part, les grands groupes qui concentrent tous leurs efforts marketings sur quelques « coups » par an. Ecrits le plus souvent par de parfaits inconnus (E.L. James, Stephenie Meyer, Anna Todd, etc.), repérés maintenant aussi sur le web via leur mise en ligne gratuite par l’auteur avant d’être édités à l’étranger, « ces titres marchands » lancés comme des produits de divertissement ne répondent pas à une configuration unique.

En France, on se souvient des gros succès, à la fois éditoriaux et de librairie, de l’année 2014 : Le Suicide français, d’Eric Zemmour chez Albin Michel ; Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler, publié par les éditions polémistes Les Arènes. Mais quel impact ces exceptions ont-elles sur notre façon de voir (et de lire) le livre aujourd’hui ? Malgré la crise, les professionnels établis et même certains nouveaux venus veulent continuer à y croire. Pour ces derniers, on va le voir, les métiers du livre sont moins affaire de gros sous que de vocation.

Le Mot & la Chose a rencontré des passionnés : qu’ils soient libraires, éditeurs, ou fondateurs de salon littéraire. Autant de regards qui jettent une lumière neuve sur un métier synonyme de culture et d’ouverture d’esprit. Et une secousse éclairante sur l’époque : la fermeture de La Hune, librairie phare du Saint-Germain de Sartre et Beauvoir, annoncée vendredi 13 février 2015 ! Pour les besoins de ce reportage, nous avions rencontré Olivier Place, Directeur des librairies Flammarion, avant la tempête mais sous la menace constante des bourrasques. Flammarion cède donc la place à plus rentable que sa « petite » librairie, désertée jusque dans ses habitués. Son repreneur, l’enseigne de photographies Yellow Korner, souhaite conserver le nom de La Hune, transformer le lieu idéalement situé non loin des cafés en une galerie-librairie photos conviviale et ouverte tard en soirée…Une page se tourne donc, et l’avenir du commerce des livres reste à écrire. Comment institutions vieillissantes et jeunes cercles changent-ils pour continuer à relier hommes et idées par le biais du livre ? Enquête.

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« Le Rendez-vous Rive Gauche » par Christine Bach : le salon de Saint-Germain-des-Prés

Christine Bach est une femme de cœur et de tête. Pour son « Rendez-vous Rive Gauche » à l’Hôtel Bel Ami, en plein Saint-Germain-des-Prés, elle reçoit chaque mois un auteur de renom à l’occasion d’un dîner débat/lecture autour de son livre. Serait-ce le renouveau des salons littéraires, ces lieux d’esprit et de culture nés en France, où un bon gueuleton devient prétexte à refaire le monde en prenant le pouls de la vie des idées de son temps ? Comme on s’en doute, le genre est tombé en désuétude depuis long. Un challenge de taille pour Christine Bach, qui voit au contraire dans la matrice contemporaine des relations humaines une manne aux puissants réseaux. « Ma démarche est de présenter l’univers de l’auteur que je reçois, dit-elle. Le livre est un point d’appui autour duquel je tourne avec ce dernier pour mieux parvenir à l’essence du débat, qui moi me passionne peut-être plus que le livre : qu’est-ce que l’auteur veut dire ? Qu’est-ce qui le meut ? Qu’a-t-il voulu faire passer par cet ouvrage pour lequel je le reçois et qui, selon toute évidence, lui tient au cœur voire aux tripes ?! »

Dans le droit-fil des célèbres salonnières du 19e siècle telles Juliette Récamier, Marie d’Agoult, Félicité de Genlis ou Mathilde Bonaparte pour n’en citer que quelques unes, Christine Bach a donc eu l’idée de faire de l’actuel avec de l’oublié. De fait, son événement germanopratin accueille jusqu’à 70 personnes. Parmi les spectateurs, nombreux sont ceux qui reviennent un mois sur l’autre, pour découvrir un nouvel auteur, ou juste partager un moment convivial et repartir avec une dédicace de leur romancier préféré. Christine Bach poursuit : « le Rendez-vous Rive Gauche, c’est aussi toute une aventure pour moi. Il faut gérer la soirée, gérer les invités, les auteurs, leurs égos, canaliser la discussion. C’est tout ce travail d’ajustement et de mise en scène intelligente du propos que les gens viennent chercher chez moi. Parce qu’aussi, reconnaissons que le public n’est plus si familier que ça avec du contenu intellectuellement stimulant. Or, je crois que les gens en ont besoin paradoxalement. »

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De fait, Christine Bach s’est lancée le défi des « Rendez-vous Rive Gauche » en 2012. Juriste de formation, Docteur en droit, huissier et morpho-psychologue, elle plaque son ancienne peau puis, après un passage en association qui forme son œil et aiguille sa nouvelle direction de vie, elle définit les grandes lignes qui vont faire son style : une bienveillance immédiate envers l’auteur qu’elle reçoit doublée d’une intime proximité avec les sujets abordés dans son œuvre. Comme elle l’admet volontiers : « Dans l’idée d’un salon littéraire, ce n’est pas le mot littéraire qui m’attire. Ce qui me passionne vraiment, ce sont la psychologie, la philosophie, et la spiritualité. La littérature avec ses figures tutélaires intouchables me laisse assez froide. » Autant dire de Christine Bach qu’elle a l’art de trouver le sens derrière le style. Et les auteurs vedettes des grands éditeurs ne s’y trompent pas ! Sur l’estrade de l’Hôtel Bel Ami défilent romanciers, essayistes ou philosophes, tous venus pour transmettre la culture dans un bouillonnement à forte poussée humaniste.

« Je suis très curieuse de la nature humaine en général, continue-t-elle, et j’avais ce désir d’offrir un moment de respiration et de bien-être partagé en petit comité. Ce moment, où vous venez peut-être directement à 19h30 du travail, où vous êtes fatigué, vous avez passé une journée difficile, et là vous laissez tout à la porte et vous êtes juste bien. Vous allez pouvoir poser des questions, nourrir votre corps et votre esprit, débattre tout en apprenant des choses, sur vous et sur les autres…C’est très riche comme expérience. »

Une quête de sens et de l’intime que Christine Bach revendique comme l’ADN de son salon. Saison après saison, elle poursuit la vocation de Saint-Germain-des-Prés de faire se rencontrer les gens et les idées. A l’ombre d’un quartier-monde en pleine mutation.

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Editions Fei : bulles de Chine

Xu Ge Fei ne fait rien comme tout le monde. Cette chinoise arrivée à Paris à 24 ans est, en 6 ans, passée de l’anonymat le plus total au statut envié d’entrepreneuse et d’éditrice bourrée de talent et pleine d’avenir. Dépoussiérant la façon d’exercer un métier qui en a bien besoin, elle se consacre, depuis 2009 et la création des éditions Fei, à essaimer la culture chinoise dans une bulle spécialisée : la bande-dessinée !

« Quand j’étais petite, lance Fei, mon père faisait collection de bandes-dessinées. Nous n’avions pas beaucoup d’argent et, à l’époque, ces petits livres d’images (manhua) coûtaient l’équivalent de 2 centimes €. J’ai grandi avec leurs images, j’ai lu pour la 1ère fois Victor Hugo en chinois sous cette forme ! Cette forme d’expression, l’image et le texte, m’a formée en quelque sorte, je pensais d’ailleurs que c’était le grand luxe, rit-elle. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est de l’art populaire. » Tête bien faite et bien pleine, à cheval entre deux cultures, Xu Ge Fei est aussi dotée d’un caractère trempé dans l’acier mandchoue. A l’instar des grandes histoires, la sienne n’est pas banale et démarre en 1979, année où elle voit le jour à Antu, camp forestier retranché de Mandchourie.

« Je suis née à une période très spéciale en Chine, raconte Fei. Mes grands-parents étaient des gens lettrés, qui considéraient le savoir comme une sorte de trésor familial à transmettre à l’héritier. Or, dans l’idée confucéenne chinoise, l’héritier ne peut être qu’un garçon…Mon grand-père me disait : « tu es une fille, à quoi cela va-t-il servir que je t’apprenne quoi que ce soit ? » Cette éducation a créé chez moi un manque. Puisqu’on refusait de m’apprendre, je devais chercher dans les livres, à tout prix ! » Fille d’un bûcheron et d’une mère responsable de la cantine du camp où ils vivent, Fei recherche son enfance durant à s’émanciper et à se cultiver dans ces livres illustrés populaires. Elle confie cette conscience de l’urgence, du temps qui court et du tic-tac assassin de l’horloge à un âge où tout est pourtant possible : « Avant la vingtaine, je me suis dit que ça allait finir vite. Une vie, c’est très court ! Je devais savoir quoi en faire et le faire vite si je voulais que ma vie ait eu finalement un sens. C’est là que j’ai repensé aux livres, ils vont rester quand je ne serai plus là. Grâce à eux, peut-être parce que j’aurais apporté quelque chose aux gens qui les liront, peut-être que ma vie aura eu un sens. J’ai donc décidé de me consacrer à ce projet. »

Xu Ge Fei conte ses premières années de vie et la genèse de son arrivée à Paris dans un excellent livre, à la fois récit initiatique et voyage intérieur : Petite fleur de Mandchourie (2010, XO éditions). Mais comment sauter de l’ébauche d’un rêve à sa réalisation concrète ? C’est ici, comme dans les épopées illustrées qui composent son catalogue éditorial, que le destin s’impose… « A 16 ans, j’ai lu un livre étranger « piraté » en chinois qui m’a beaucoup marqué, Le Monde de Sophie. La qualité était moyenne puisque les feuilles sont photographiées illégalement et photocopiées, mais ça je m’en fichais ! Les copies étaient vendues par terre et c’était très peu cher. Il y a dedans une phrase qui est adressée à l’héroïne : « Qui es-tu ? » Ça met toute la vie de répondre à cette question, c’est pour ça qu’il n’y a pas une minute à perdre. » Roman philosophique publié en 1991 et traduit en 54 langues, Le Monde de Sophie est l’œuvre du norvégien Jostein Gaarder. Ses différents niveaux de compréhension et sa portée spirituelle subliminale en ont fait un bestseller incontesté jusqu’en Chine populaire. Encore une preuve que la littérature n’a pas de frontières…

Comme dans le livre, la route de Xu Ge Fei va finir par croiser celle d’un mentor, avatar d’Albert Knox : « Dans la vie, je crois que beaucoup de choses se passent par des rencontres. A 21 ans, je me suis aperçue que je croisais pour la 3e fois le même homme dans la rue. On a pris un verre, discuté pendant 4 ou 5 heures. A l’époque, j’habitais Shenzhen, dans la province de Hong Kong. Cet étranger, qui s’appelle James, canadien, me dit de ne pas rester là, que c’est le désert pour une fille comme moi et que je dois aller à Shanghai. La semaine suivante, je partais avec ma petite valise… » Direction la perle de l’Orient et la trépidante vie shanghaienne pour Fei : « Après quelques mois passés là-bas, au cours de notre dîner du samedi soir, James qui était devenu un ami me dit : « un jour, Paris t’appartiendra. » Imaginez ce que j’ai pensé, moi qui étais sans diplômes, sans argent et qui ne parlais pas un mot de français ! C’était juste inimaginable ! Puis, il a ajouté : « lorsque tu seras prête, l’argent viendra, la vie viendra. » Je me suis dit que j’avais fait confiance à cet homme jusque là, pourquoi ne pas continuer ? »

Avec passion et acharnement, Xu Ge Fei suit sa bonne étoile et apprend la langue de Molière à l’Alliance française de Shanghai. Elle précise « je pouvais enfin parler, mais parler ne sert à rien si on ne va pas dans le pays. Mes parents ont fait un énorme sacrifice en vendant la maison familiale pour me payer le voyage. » Fei pense Paris, Fei respire Paris. Mais, une fois sur place, comment faire la sienne ? « J’ai d’abord galéré, c’était terrible », sourit-elle aujourd’hui. Une multitude de petits boulots et un poste d’envergure décroché au culot plus tard, Fei fait la rencontre, à la fois personnelle et professionnelle, qui va ouvrir son univers. Elle dévoile : « j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari et futur partenaire, Patrick Marty, dans un parc un jour de grande détresse. J’étais découragée, très triste, et lui a quelque part séché mes larmes. On a parlé, je lui ai confié mon projet éditorial. Il n’avait pas l’argent pour m’aider, mais il m’a présenté certains qui le pouvaient. Patrick est l’un de mes anges et je lui suis infiniment reconnaissante pour avoir cru en moi à l’époque, moi la petite chinoise. » Parmi ses bienfaiteurs, Fei fait la connaissance d’un financier spécialiste du microcrédit : « il m’a dit que mon business plan était nul, mais que c’était ok! »

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Un pari fou et risqué. « Malgré mon ignorance des statuts légaux et des contraintes dans l’édition française, je savais qu’il y avait une place à prendre sur le petit marché de la BD chinoise en français. » Elle inaugure les éditions Fei en 2009 et, en juin 2014, une belle librairie-galerie aux abords du Quartier Latin, dans le 5e arrondissement. Le rêve parisien de Fei est devenu, à force de persévérance, une réalité. Elle cumule les défis éditoriaux et ses publications mariant la tradition du 9e art à la modernité des adaptations séduisent un public de plus en plus diversifié, de l’amateur de BD au sinophile érudit, en passant par une nouvelle génération de lecteurs avides d’héroïsme exotique et d’histoires qui dépotent.

Bestseller de la maison, le petit héros le plus connu de l’Empire du milieu : San Mao, le Tintin chinois, et ses aventures pleines de peps dans le Shanghai 1930 à l’allure de port des miracles. Sans oublier les quatre grands classiques de la littérature chinoise et du lianhuanhua (BD traditionnelle en Chine) édités aux éditions Fei dans des coffrets prestige et dont les maquettes soignées ont fait le succès : Au bord de l’eau, Juge Bao, Les Trois royaumes, Voyage vers l’Ouest. Le Juge Bao (déjà 6 tomes parus), BD culte en Chine, mêle à un rythme effréné les codes du polar avec un héros emblème, sorte de Maigret national à l’époque médiévale ! Dans cette même veine de la bande-dessinée franco-chinoise, les 9 tomes de La balade de Yaya croquent les (més)aventures de deux enfants dans une Chine picaresque en guerre. Parution récente, la superbe édition reliée à l’italienne 4 femmes, de Wang Shu Hui (1912-1985), la seule dessinatrice de bande-dessinée chinoise et auteur d’une œuvre rebelle et rétive à toute classification, ode à la beauté, à la féminité et à la liberté de choisir. « La Chine a vraiment des trésors dans son patrimoine littéraire, ajoute Fei. C’est mon plaisir de les faire découvrir en français. » A travers son parcours unique, Xu Ge Fei recherche toujours l’essence de la vie. De toute urgence.

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Librairie Le Phénix : l’encre sous la cendre

C’est une institution pour tous les sinophiles, vagabonds de l’Esprit épris de contrées lointaines et amateurs des cultures et des langues de l’Extrême-Orient à Paris. La librairie Le Phénix, emmenée par sa dynamique équipe boulevard de Sébastopol, est spécialisée dans les littératures et l’apprentissage des langues de l’Asie et de la Chine depuis 50 ans.

Directeur de la librairie depuis 1984, Philippe Meyer est un gestionnaire avisé, doublé d’un libraire qui a la passion de son métier chevillée au cœur. Il explique : « je suis rentré à la librairie en 1974 comme simple employé pour financer mes études de lettres. Finalement, j’ai découvert ici un métier qui répondait à toutes mes grandes aspirations. Ne parlant pas le chinois, je me suis entourée au fil du temps d’une équipe de spécialistes. Je me suis en revanche très rapidement, dès mes débuts en fait, positionné en amont du processus de gestion, étant par nature très soucieux de l’équilibre financier qu’impose un tel commerce. »

Modeste échoppe d’à peine 50m² en 1965, Le Phénix naît des convictions politiques d’un homme : l’intellectuel et militant communiste Régis Bergeron. Philippe Meyer raconte : « en 1958, Régis Bergeron est parti en Chine, invité par le parti pour venir enseigner le français aux membres de la « nouvelle Chine ». Installé avec d’autres « experts » à l’hôtel de l’Amitié, au nord-ouest de Pékin, il a assisté à la grande controverse sino-soviétique qui a vu tous les ressortissants soviétiques boucler bagage avec femmes et enfants puis quitter l’hôtel direction Moscou…Régis Bergeron s’est donc interrogé sur les raisons de cette rupture et a choisi son camp : la Chine. Quatre ans plus, il rentre en France. Les échanges et les relations diplomatiques entre la France et la Chine étant au beau fixe, l’opportunité lui est donnée d’ouvrir une librairie chinoise à Paris, toujours dans l’optique de promouvoir les connaissances de la nouvelle Chine, à l’exclusion alors de toute autre forme d’influence. »

Très fortement politisée les dix premières années, la librairie Le Phénix entame un nouveau cycle de son existence en 1975. « Cette année reste marquée par la 1ère vague d’étudiants boursiers qui revenaient de Chine après la révolution culturelle, développe Philippe Meyer. Cette nouvelle génération d’étudiants possédait deux qualités majeures : leur curiosité d’abord, à la fois origine et moteur de leur départ pour cet immense pays très loin de chez eux, leur excellent niveau de chinois parlé ensuite. »

Parmi ces groupes d’étudiants que déverse l’avion, une femme, Claire Jullien, va faire basculer le destin de la librairie. « Régis Bergeron ne parlant pas le chinois, c’était la 1ère fois que Le Phénix avait en ses murs un libraire parfaitement bilingue, mais qui s’intéressait encore à la culture chinoise dans son ensemble et pas seulement à la politique ! L’influence de Claire Jullien marque l’ouverture du lieu aux mondes chinois et catalyse l’essor de la librairie qui, pour le coup, prend son envol en devenant une véritable librairie pluraliste, reconnue comme telle dans les années 1980. »

L’équipe se constitue peu à peu. Chacun apportant sa pierre et ses compétences complémentaires. Mais les défis sont au tournant, comme le rapporte Philippe Meyer, toujours habité par l’événement qui aurait pu lui coûter la vie : « le 7 mars 1980, nous avons été victimes d’un attentat majeur. A 18h, un commando casqué a fait irruption à force ouverte dans la librairie. Claire Jullien et moi travaillions à l’édition d’un catalogue au sous-sol, Régis Bergeron était à la caisse, des clients se trouvaient dans la boutique. Les 6 ou 7 terroristes ont jeté des bombes incendiaires dans la cage d’escalier, ce qui a immédiatement mis le feu ! Le rez-de-chaussée a été évacué. En revanche, ma collègue Claire et moi-même étions prisonniers des flammes. On a vu un corridor enflammé, et il nous fallait traverser ! J’ai eu de la chance de m’en tirer à peu près indemne. Claire Jullien a elle été sévèrement brûlée, notamment au visage. Quant à la librairie, elle a flambé intégralement… »

Profondément choquée par cet attentat qui s’inscrit dans les manifestations politiques qui secouent Paris cette année-là, l’équipe de libraires en ressort paradoxalement plus soudée que jamais. Grâce à l’aide financière d’un public ému et concerné, Le Phénix voit sa descendance sortir des cendres…Avec l’acquisition d’un étage et l’aménagement du sous-sol, la superficie du lieu passe de 50 à 200m². La librairie s’ouvre logiquement à présenter dans ses rayonnages un large panel des pays sinisés, qui ont reçu l’influence de la pensée chinoise à un moment de leur histoire. Romans et essais de Chine, du Japon, de Corée, d’Asie du Sud-Est, du Tibet ou de Mongolie, mais encore manuels scolaires de tous niveaux, outils pour la peinture et la calligraphie, presse en VO et dictionnaires….Le Phénix est aujourd’hui un repère de mandarin qui recèle trésors et savoirs des pays du Soleil Levant.

« Depuis 3 ou 4 ans, il y a un intérêt grandissant de la part du public pour la Corée, à travers l’apprentissage du coréen et la culture qui s’y rattache pour des raisons économiques et à cause du marché de l’emploi. Nous voulons donc répondre à cette demande et continuer à coller aux attentes contemporaines, assure Philippe Meyer. » Le Phénix obtient en outre, en 2009, le label LIR (Librairie indépendante de référence) décerné par le ministère de la Culture.

La librairie célèbre en 2015 un demi-siècle de présence à la même adresse et demeure, contre vents et marrées, une institution parisienne. Signe des temps et de la précarité de la profession, le fonds et les murs de la librairie ont été cédés à un groupe étatique chinois en novembre 2014 pour près de 2 millions d’euros ! Une décision qui peut surprendre par sa radicalité mais qui s’explique par un souci de préservation des emplois…Affaire à suivre.

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Librairie Compagnie, à l’école du Quartier Latin

Idéalement située dans la rue des Ecoles, à quelques encablures du musée de Cluny et de la Sorbonne, non loin du Panthéon, du Collège de France et en plein dans un périmètre touristique qui louvoie des serpentines venelles bordant les quais de Seine à la droite ligne du Boul’mich’, la librairie Compagnie reste un témoin actif du passé de révolte et de fièvre intellectuelle qui agitèrent ce bout de Paris. Directrice du lieu depuis 1993, Josette Vial, se souvient d’un voisinage bien différent des boutiques de fringues bon marché et autres comptoirs à fastfood qui monopolisent désormais le quartier : « Il y avait la librairie Julliard avant son rachat par Chapitre, où je travaillais avant d’arriver ici, la librairie Autrement Dit, qui a cohabité deux ans avec Compagnie après le rachat de cette dernière en 1986 par les éditions de Minuit. De cette époque, seules les librairies Gibert restent à flot. Et elles n’ont cessé, pour durer, de restructurer leur offre au profit des rayons spécialisés et d’apprentissage, ce qui continue de se vendre, malgré Internet et le commerce en ligne. »

Pour continuer d’exister au sein de l’équilibre précaire de la vie des lettres (et des chiffres !), Josette Vial et son équipe motivée ont mis l’accent sur les sciences humaines et la littérature avec un fond de librairie qui, s’il demeure volontiers généraliste, propose un stock de titres universitaires, philo, politique, essais critiques et raisonnés, sans équivalent alentour. Un choix mûrement réfléchi, dicté par la clientèle d’habitués, essentiellement, les professeurs de la Sorbonne en face ! Josette Vial explique : « à la librairie Compagnie, nous ne vendons pas d’ouvrages pratiques. On ne nous demande pas de livres de cuisine ou de jardinage, ni de jeunesse, ni de BD. Ce sont donc naturellement des genres que nous avons abandonné au fil des années. En revanche, les rayons phares que sont la littérature et les sciences humaines se sont maintenus et développés, à tel point qu’ils représentent la majeure partie de notre chiffre d’affaires actuel, à la fois en vente directe et sur notre site Internet qui référence à la fois des livres numériques et notre catalogue boutique. »

Plus qu’une simple librairie de quartier, la « Compagnie », c’est avant tout des vendeurs passionnés et compétents, des « compagnons » du livre et des mots qui subissent, malgré un dynamisme foncier, de plein fouet la crise de l’édition et le resserrement intellectuel du quartier sur sa base acquise depuis des siècles…la Sorbonne. « Le bâtiment a fermé pour travaux durant 3 ans et n’a rouvert qu’en octobre 2013. A la librairie Compagnie, on l’a vraiment senti…, confie Josette Vial. En outre, plus qu’une crise des livres, je pense qu’il y a une crise de la lecture, avec un changement drastique du comportement chez les gens qui, de lecteurs, sont devenus des consommateurs. Cela n’a rien de choquant dans la société qui est la nôtre. En revanche, nous avons dû nous y adapter pour rester compétitifs sur la demande, car lorsque quelqu’un achète maintenant un livre, il souhaite que ce livre lui plaise vraiment, qu’il « mérite » l’investissement en quelque sorte. Il y a 20 ou 30 ans, les gens se permettaient d’acheter des livres pour peut-être ne même pas les lire, c’est impensable de nos jours. »

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De surcroît, Josette Vial constate que le nombre de lecteurs, s’il ne diminue guère en France, n’augmente pas non plus. « Contrairement à la production, qui croît d’année en année avec toujours plus de sorties éditoriales, ce qui serait parfait dans un monde où la courbe de l’édition suivrait celle des acheteurs. Ce n’est malheureusement pas le cas, et ces titres plus nombreux à paraître ne font que noyer le lecteur dans une offre qu’il ne demande pas, ou plus… » Dont acte. De par son expérience concrète et les retours d’une clientèle à la fois exigeante et pointue, Josette Vial décrit sans atermoiement mais avec efficacité un avenir passé en dix ans de probable à incertain. La profession de libraire, si elle était plus écoutée et consultée par les grands organes directeurs que sont les maisons d’édition, n’éviterait-elle pas à bon nombre de titres de finir au pilon sitôt leur sortie de presse ? Les grands groupes, plutôt que de gonfler plus que de raison leurs catalogues des parutions avec des auteurs livrés à eux-mêmes, sans frais de communication ni bouche-à-oreille porteur, ne sortiraient-ils finalement pas gagnants de ces échanges rationnels, au plus près du désir du lecteur/consommateur final ?

« Notre client type, continue Josette Vial, je dirais que c’est « l’honnête homme » au sens humaniste du terme : cultivé, assez politisé, avec une forte appétence pour les questions de société et les témoignages. » Un lectorat toutefois vieillissant, qui fait tourner la librairie mais ne se renouvelle pas, laissant présager des lendemains délicats, voire irréconciliables avec les impératifs commerciaux d’un libraire, lequel doivent tendre vers sans cesse plus d’efficacité sans se départir de son âme. A ce titre, quels sont donc l’esprit, l’âme véritable de cette profession malmenée par les changements sociétaux et de consommation, qui s’agrippe contre vents contraires et tsunamis financiers à son château de papier dans la cadre démiurgique des marchés actuels ?

Josette Vial nous offre une réponse comme un espoir lucide : « Être libraire, c’est mon métier, c’est aussi une passion. Pour être libraire, aujourd’hui comme hier, il ne faut pas seulement s’intéresser aux textes, il faut aussi s’intéresser aux gens. L’un ne va pas sans l’autre, nous avons un rôle de passeur. C’est très important à mon sens de pouvoir continuer à jouer ce rôle social dans de bonnes conditions, et plus largement que restent dans les villes des lieux tels que la librairie Compagnie pour guider et accompagner les lecteurs dans leurs interrogations fondamentales. »

(« Le Rendez-vous Rive Gauche » par Christine Bach, https://www.facebook.com/pages/Le-Rendez-vous-Rive-Gauche/215362585268574?fref=ts ; Editions Fei, 1 rue Frédéric Sauton, 75005 Paris, http://www.editions-fei.com/ ; Librairie Le Phénix, 72 boulevard de Sébastopol, 75003 Paris, http://www.librairielephenix.fr/ ; Librairie Compagnie, 58 rue des Ecoles, 75005 Paris, http://www.librairie-compagnie.fr/)

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