« L’art abstrait n’est important que s’il est le rythme sans fin, où se rejoignent le très ancien et le futur lointain. »

Sonia Delaunay

 On est immédiatement saisi, par une énergie vitale, une élégance, une richesse de création, une singularité qui soulignent le paradoxe d’une œuvre atemporelle. Membre de la bourgeoisie aisée de Saint-Pétersbourg, en 1904, Sonia Terk part étudier la peinture à l’Académie des Beaux-arts de Karlsruhe. Dès son arrivée à Paris deux ans plus tard, elle découvre les Fauves, puis l’œuvre de Gauguin. Elle s’exerce à la couleur expressive par contrastes dissonants de teintes chaudes et froides à partir des visages et d’un unique nu, le Nu jaune, 1908, œuvre hypnotique dans la lignée de l’Olympia de Manet qui évoque l’image sulfureuse d’une prostituée aux bas noirs et peut-être une réponse au Nu bleu, 1902, de Picasso, mais dans lequel l’artiste montre l’importance de l’ornement, présence du sensible de la forme.

"Portrait de Sonia Delaunay" d'André Villers -  Couverture du catalogue de l'exposition de Stockholm, "Autoportrait" de Sonia Delaunay 1916

« Portrait de Sonia Delaunay » d’André Villers – Couverture du catalogue de l’exposition de Stockholm, « Autoportrait » de Sonia Delaunay 1916

Inspirés par la théorie du contraste simultané des couleurs de Chevreul en 1839, Robert et Sonia Delaunay fondent, dès 1912, Le Simultanisme : « une peinture pure », « orphique » pour Apollinaire. Sonia, préfère pourtant explorer une variété de supports, de techniques pour mettre « à niveau » les Beaux-arts, l’art appliqué, dans tout le spectre de sa créativité, tant en poésie, en mode que dans une certaine forme de publicité.

Chef-d’œuvre et symbole de cette période, l’édition de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, 1913 – texte de Blaise Cendrars mis en couleurs par Sonia Delaunay, permet de rentrer directement dans le poème par l’image. Œuvre qui se présente sous la forme d’un livre d’art vertical de deux mètres de long et qui, tel un kakémono japonais se plie à rythmes égaux et se lit autant qu’il se regarde. Une recherche en soi de l’expansion de la conscience, à la multitude de la pensée, entre couleurs et sons. Rythme intérieur de l’introspection du narrateur, du bruit du train sur les rails. Les formes colorées répondent à la même cadence, principe selon lequel chaque couleur correspond à une émotion qui peut-être retranscrite par des mots et qui annonce déjà les expérimentations dadaïstes.

Elle décorera en 1922, la librairie dadaïste Au sans pareil et créera, dès 1923, des costumes de scène géométriques et colorés pour les évènements du groupe tel Le Cœur à gaz, pièce de Tzara représentée lors de la célèbre soirée du « Cœur à barbe » en 1923.

« Le mot simultané est un terme de métier, comme béton armé en bâtiment, comme sublimé en médecine […]. Le simultané est une technique. La technique travaille la matière première, matière universelle, le monde. » Extrait in. Le contraste simultané, 1919, Blaise Cendrars.

Hélice, décoration pour le « Palais de l’Air », Exposition Internationale des Arts et Techniques de Sonia Delaunay (Paris 1937) -  "Rythme Couleur" de Sonia Delaunay 1964

Hélice, décoration pour le « Palais de l’Air », Exposition Internationale des Arts et Techniques de Sonia Delaunay (Paris 1937) –
« Rythme Couleur » de Sonia Delaunay 1964

Dans l’expo, la salle de l’esprit de la vie moderne, entre lumière naturelle et électrique, reflète la simultanéité du monde via la série du Bal Bullier, 1913 ; des Prismes électriques, 1914 ; la création d’un costume simultané, patchwork de tissus directement taillés dans la couleur pour aller danser au Bal Bullier, montrant ainsi à la foule un art nouveau et chromatique, une vie colorée et insouciante.

Robert Delaunay revendiquait « une peinture vivante, créée et recréée par la personne qui la portait ». Ses textiles simultanés fonctionnaient comme une forme de « matériaux à construire, réagissant au monde tel qu’il est, mais aussi anticipant le temps à venir. » En 1918, Sonia collabore avec les Ballets russes de Diaghilev pour les costumes du ballet Cléopâtre.

Durant la première guerre mondiale, son passage en Espagne et au Portugal coïncide avec un premier développement de ses activités dans le domaine du théâtre et de la mode. En 1921, les Delaunay rentrent définitivement en France où ils emménagent au 19, boulevard Malesherbes dans un appartement qui sert de lieu d’habitation, de salon de réception, d’atelier de couture et de salon d’essayage.

En 1924, Sonia Delaunay installe l’atelier Simultané, dédié à la création textile, au cœur de son appartement, dans le prolongement de ses activités madrilènes. Parallèlement à ce mode de production artisanal, Sonia Delaunay promeut l’idée d’un art pour tous et d’un style qui réconcilie spirituel et matériel. Comme elle le déclare, pressentant l’avenir : «  Je voulais en m’amusant, montrer la richesse multiples des lignes de la femme et des mouvements du corps. C’était condamner la robe passe-partout. Chaque femme doit s’habiller selon sa personnalité, ses vêtements font partie de son corps. Avant le règne inéluctable de la confection et du prêt-à-porter, nous vivons les derniers jours du modèle unique. »

Une grande salle intitulée « la fabrique » témoigne de la richesse de ses travaux. On peut y découvrir des échantillons de tissus mêlant motifs géométriques, japonisants, des vêtements, des dessins de mode, livres d’échantillons, des tissus Metz & Co, des photographies. Sonia crée d’ailleurs à cette époque de nombreux vêtements pour des actrices de cinéma, pour ses amis du groupe Dada tel que Tristan Tzara, Philippe Soupault, Joseph Delteil…, pour lesquels elle compose des « robes-poèmes » où le déplacement du sens se prolonge cette fois-ci non pas sur le son et les mots, mais dans le mouvement même du vêtement.

On y trouve aussi le stand Simultané reconstitué ici pour l’exposition (avec le soutien de la maison Hermès et la galerie Pierre-Alain Challier), datant du Salon d’automne 1924 et conçu par Robert Mallet-Stevens, présentant un ensemble de tissus originaux.

Après la mort de son mari en 1941, Sonia Delaunay rejoint Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp, Alberto et Suzi Magnelli. Ils réaliseront ensemble un album de lithographies édité aux Nourritures terrestres en 1950. De retour à Paris en 1945, Sonia Delaunay reprend la peinture et contribue à la reconnaissance de l’œuvre de son mari en organisant notamment, sa première exposition rétrospective à la galerie Louis Carré en 1946.

"Composition pour jazz, 2e série, No F 344" de Sonia Delaunay (Paris 1952) -Manteau pour Gloria Swanson de  Sonia Delaunay 1924,

« Composition pour jazz, 2e série, No F 344 » de Sonia Delaunay (Paris 1952) -Manteau pour Gloria Swanson de Sonia Delaunay 1924,

L’artiste poursuit ses activités dans les arts appliqués et crée aussi régulièrement des éditions d’estampes, livres d’art illustrés et tapisseries pour la galerie Denise René́. Elle adhère parallèlement au groupe Espace, fondé par André́ Bloc en 1951, séduite par un propos tant social qu’esthétique qui prône l’intégration de l’art dans la vie. A la fin de la vie de l’artiste, l’esthétique de la gouache englobe l’ensemble de son œuvre, un choix délibéré d’une forme d’expression dont l’immédiateté renvoie encore à l’utopie du Simultané : « aboutir à un langage expressif où les couleurs s’animent dans leur interdépendance et où se résout dans l’instant de la perception, leur différenciation. »

Les planches de l’album Avec moi-même, 1970, gravées à l’eau forte par Jacques Davis, à partir d’une sélection de gouaches de Sonia en témoignent, après Platon : « Penser c’est pour l’âme s’entretenir en silence avec elle même. »

René Crevel écrit dans L’esprit contre la raisonla mode moderne, en 1925 :

« Nous en avons assez des lits où l’on n’a pas envie de faire l’amour, des salles à manger où l’on perd l’appétit, des fauteuils où l’on ne peut s’asseoir ; il faut remercier Sonia Delaunay de ses robes que nous voudrions offrir aux corps les plus chers pour nous consoler de ne point toujours les avoir adorablement nus auprès de nous ; il faut remercier plusieurs fois Sonia Delaunay car elle ne se contente pas de faire chanter autour des femmes les étoffes, les écharpes ; elle a dessiné de très beaux meubles, je veux surtout me rappeler une grande table carrée, on ne peut plus simple de forme et plus parfaite de proportion.

Qu’elle m’excuse si je n’en sais point parler comme un peintre des couleurs, un poète des vers ; je veux encore la remercier d’avoir supprimé le préjugé hiérarchique, d’aimer suffisamment la vie, la vie magnifique, pour nous offrir des chefs-d’œuvre qui embelliront nos gestes quotidiens. »

Tout est dit. Sonia Delaunay nous invite par une singularité des arts multiples à une étude sur l’importance pour soi de la notion de simultanéité, pour mieux vivre l’esprit de la modernité des couleurs, dans le prisme de la lumière et au regard d’une vision de l’audace, de liberté, quelle a su habiter physiquement face aux contraintes du réel, face aux infortunes de la vie.

(« Sonia Delaunay. Les couleurs de l’abstraction », Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, jusqu’au 22 février 2015, plus d’infos sur http://www.mam.paris.fr/)