Près de 300 œuvres sont présentées, issues du musée Guimet ainsi que de diverses collections, dont celles du musée du quai Branly pour les jeux d’ombres, de la Fondation internationale Chodiev, de la célèbre collection Kwok-on par la Fondation Oriente de Lisbonne et la remarquable collection de costumes de Shi Pei Pu (acteur de l’Opéra de Pékin). Elle offre au visiteur, un voyage des sens du regard dans les décors de notre imagination, aux coulisses d’un théâtre des origines.

C’est donc à travers les vestiges que sont les costumes, les masques, les marionnettes, les kimonos de scène de Itchiku Kubota, une série d’estampes et les magnifiques ombres, que le souffle du théâtre vient habiter Guimet.

Masque et costume pour le personnage de Rama - Ravana, démon à dix têtes, roi de Lanka - Masque et costume pour Tosakanth, nom thaï de Ravana

Masque et costume pour le personnage de Rama – Ravana, démon à dix têtes, roi de Lanka – Masque et costume pour Tosakanth, nom thaï de Ravana

Dans le très beau catalogue de l’exposition qu’il est recommandé d’avoir entre ses mains pour visiter Du Nô à Mata Hari, Sophie Makariou, Présidente du musée national des arts asiatiques-Guimet, nous renseigne sur l’importance du théâtre d’ombres comme élément d’unification d’un gigantesque espace eurasiatique qui va de l’Indonésie à l’Europe orientale :

« On date ses premières manifestations de la fin du IIIe siècle avant notre ère… L’art de l’ombre est alors au cœur des processus d’emprunt, d’acculturation qui permet d’interroger les frontières étanches entre savant et vernaculaire ; religieux et séculier ; traditionnel et moderne – et de décloisonner la vaste Asie. »

Anatomie du théâtre : l’art des ficelles

Qu’il soit épique, comique, tragique, historique ou religieux, les théâtres traditionnels de l’Asie offrent un mode d’expression majeur des civilisations de l’Extrême-Orient. Les personnages qui se déplacent alors sur la scène sont souvent des dieux, des mortels en contact avec ceux-ci, où l’acteur-danseur roi détermine la prééminence du spectacle sur le texte. Cette primauté du spectacle sur le texte permet, d’une manière générale, d’inscrire des grands moments du répertoire dans la mémoire collective.

Indrajit, Figures du théâtre d’ombre “Sbaek Thom”, Cuir découpé et peint, Cambodge, 1973 - Personnages pour la pièce L’Investiture des dieux, Chine, Sichuan ?, XIXe siècle - Ensemble de figurines d’ombres, Wayang kulit, Indonésie, fin du XIXe siècle, Cuir découpé et peint

Indrajit, Figures du théâtre d’ombre “Sbaek Thom”, Cuir découpé et peint, Cambodge, 1973 – Personnages pour la pièce L’Investiture des dieux, Chine, Sichuan ?, XIXe siècle – Ensemble de figurines d’ombres, Wayang kulit, Indonésie, fin du XIXe siècle, Cuir découpé et peint

Par ailleurs les musiciens, marionnettistes, récitants, choristes et machinistes travaillent en pleine vue du public. C’est sans doute pour cette raison que la plupart de ces théâtres revendiquent ouvertement leur théâtralité même, a contrario d’une représentation du réel. Cette visibilité renforce en quelque sorte la théâtralité de l’événement en mettant en relief le jeu de l’acteur, ou du manipulateur, en soulignant sa performance dans l’espace du visible, de la non-séparation des arts, inscrivant le spectacle dans la vie quotidienne, comme une relation particulière entre les acteurs et le public.

A l’entrée de l’exposition, le spectateur découvre en demi-pénombre la mise en abîme d’un théâtre d’ombres traditionnel qui tend à disparaître, avec les dieux eux-mêmes si ceux-ci ne sont pas vénérés ! Et sous l’autorité du masque, d’un grand lion habillé de textiles, de fibres végétales, costume de Barong (géant balinais à l’aspect léonin), une scène onirique du voyage intérieur lui fait face, remplie de couleurs extérieures, passage au monde fait de papier, du savoir imaginaire des hommes !

Le masque à trois faces

L’approche scénographique de l’exposition comporte trois grands volets.

Jeune femme : Manbi, Japon, époque d’Edo (1603-1868) - Esprit de femme jalouse : Hannya, Japon, époque d’Edo (1603-1868)

Jeune femme : Manbi, Japon, époque d’Edo (1603-1868) – Esprit de femme jalouse : Hannya, Japon, époque d’Edo (1603-1868)

Le premier est consacré au théâtre épique, lequel se fonde sur deux grandes épopées indiennes : le Mahabharata composé entre le 4e siècle av. JC et le 4e siècle ap. JC, et le Râmâyana. En Inde, le premier théâtre sanskrit, serait apparu aux alentours du 1er siècle de notre ère pour mettre en scène la vie et la parole du Bouddha ; pour exalter une émotion qui doit rester esthétique, codifiée, stylisée, et dans le but d’amener le spectateur au rasa (éveil de la conscience par l’image et le son) :

« un état subjectif du lecteur ou de l’auditeur, par lequel les émotions dormantes qu’il est en état d’éprouver sont réveillées au contact de l’œuvre littéraire et donnent la sensation d’un plaisir, d’une volupté́ », disait l’indianiste français Louis Renou. C’est au Bharata Muni – framaturge indien considéré comme un sage et dont le nom même signifie « acteur » – qu’est attribué le Nâtya-shâstra, traité d’art dramatique situé dans les premiers siècles de notre ère. Les drames les plus anciens qui nous soient parvenus relèvent de la littérature bouddhique et remontent au 2e siècle, conservés sur feuilles de latanier, en écriture d’époque kushana.

Hanuman, Théâtre Khon Thaïlande, 1985, Papier mâché, miroirs, verre et métal - Personnage féminin, Théâtre de Dixi Chine, Guizhou, milieu XXe siècle, Bois, miroirs

Hanuman, Théâtre Khon
Thaïlande, 1985, Papier mâché, miroirs, verre et métal – Personnage féminin, Théâtre de Dixi
Chine, Guizhou, milieu XXe siècle, Bois, miroirs

Le théâtre du Kerala présente d’extraordinaires « costumes » et des ornements connus sous l’appellation de vesham. Il montre la relation étroite qu’il existe entre les parures et la notion de rôle, entre scènes sacrées et profanes. Virginie Johan, Doctorante associée en arts vivants et ethnoscénologie, revient sur un des symboles du costume de Kutiyattam :

« Dans la coulisse, l’acteur fait ses ablutions et lie son bandeau rouge (cumappotuni) autour de sa tête. Ce bandeau est la première et la plus importante pièce du costume, sans laquelle un Chakyar ne peut jouer. Il doit être noué avant que les portes du sanctuaire du temple ne soient refermées, afin que le dieu assiste au spectacle, voire confère son énergie à l’acteur. »

Le second volet de l’expo est peut être le plus fascinant car il ouvre le rideau des origines, entre mythes et réalités, sur un monde où tout est possible ! Laissons le spectateur pénétrer seul, sans guide dans ce merveilleux univers onirique et féérique, et ne dévoilons rien, ou si peu…Comme l’explique Sylvie Pimpaneau, Responsable de la collection Kwok-On, Fondation Oriente :

« Avec le rêve devenu croyance d’une vie après la mort, le corps étant voué inéluctablement à la pourriture, le royaume d’Hadès s’est naturellement peuplé d’ombres. Dans le domaine des idées, Platon se servit des ombres, dans sa fameuse allégorie de la caverne, pour donner une image, qui allait devenir un mythe, du rapport entre les idées et la réalité́. Les médiums et les chamanes, qui se disaient capables d’invoquer les morts, les firent apparaître sous forme d’ombres. »

Robe de cour de général à motifs de dragons (mang) et coiffe de cérémonie à plumes de faisan vénéré, Chine, début du XIXe siècle, Soie et fils métalliques - Costume de kabuki de type uchikake, Japon, époque d’Edo (1603-1868), Satin de soie brodé, fils métalliques

Robe de cour de général à motifs de dragons (mang) et coiffe de cérémonie à plumes de
faisan vénéré, Chine, début du XIXe siècle, Soie et fils métalliques – Costume de kabuki de type uchikake, Japon, époque d’Edo (1603-1868), Satin de soie brodé, fils métalliques

Le troisième volet se penche sur le théâtre dramatique d’Extrême-Orient, comprenant l’opéra chinois et les arts japonais du Nô et du Kabuki. Vincent Durand-Dastès, Professeur à l’INALCO et Directeur adjoint du Centre d’études chinoises nous dévoile que :

« Les comédiens étaient interdits de participation aux examens mandarinaux, un des signes de l’infamie en Chine, et subirent certaines discriminations, notamment en matière de résidence et de mariage. Vendre son corps et feindre, dans les jeux du théâtre comme dans ceux de l’amour, était souvent perçu comme les deux facettes d’une même activité́. »

Cette forme de théâtre fait son apparition en France vers 1785. Mais globalement, la réception des divers théâtres de l’Asie par l’occident a été confrontée à l’épineuse question de la traduction, et ce, même si l’influence de Sada Yacco sur le développement de la chorégraphie moderne en France et en Europe contribua à mettre en évidence une fenêtre visuelle du japonisme. « La grande danseuse tragique du Japon » peinte par Picasso, est célébrée en Europe comme la plus grande interprète des danses du répertoire kabuki, alors qu’au Japon il lui est interdit en tant que femme de jouer au théâtre !

Shunshô Katsukawa (1726-1792), L'acteur Matsumoto Kôshinô se maquillant dans sa loge, Japon, 1789, Xylographie en couleurs (nishiki-e) sur papier - Toshusai Sharaku (actif 1794-1795) L’onnagata Segawa Tomisaburo, Japon, 1794, Xylographie en couleurs (nishiki-e) sur papier

Shunshô Katsukawa (1726-1792), L’acteur Matsumoto Kôshinô se maquillant dans sa loge, Japon, 1789, Xylographie en couleurs (nishiki-e) sur papier – Toshusai Sharaku (actif 1794-1795)
L’onnagata Segawa Tomisaburo, Japon, 1794, Xylographie en couleurs (nishiki-e) sur papier

A la suite de l’exposition, au premier étage du musée, une digression orientaliste est proposée dans la bibliothèque en rotonde de Guimet, aménagée pour l’occasion en une sorte de temple hindou. Cette reconstitution montre la danseuse Mata Hari (qui veut dire soleil levant en malais) dans son numéro hindou du 13 mars 1905. Une vertigineuse plongée dans toutes les formes de l’art, comme un mime brahmique porté à notre désir, inavoué, de nos fantasmes transfigurés.

Entre ombres et lumière

Enfin, les masques de femmes au Japon (onna-men) ont pour caractéristique de ne pas signifier un sentiment précis, ne rien laisser percer, mais permettent à l’acteur, en modifiant les angles d’exposition, en jouant sur les ombres et les lumières, d’y inscrire ceux de son personnage. Dans cette perspective, les gestes, la parole, les mouvements des marionnettistes, ne sont pas visibles directement dans l’exposition, mais offrent par le prisme des objets présentés un vestige mémoriel, vertige du théâtre d’ombres, figure du souffle, des sensations enfouies dans un cœur « céleste ».

Mata Hari dansant dans la bibliothèque du Musée Guimet., 1905, Anonyme

Mata Hari dansant dans la bibliothèque du Musée Guimet., 1905, Anonyme

Cette exposition est un moment suspendu à l’écart du bruit de la ville et d’une lumière. Vous en ressortirez comme baignés par une musique, par les lueurs colorées d’une bougie, qui vous fera pour un temps plonger dans la grâce de la contemplation. Comme pour redécouvrir avec ferveur la place de l’humain, l’invisible grâce du passé, la poétique au cœur de la vie.

Des masques d’ombres à un masque d’éternité en quelque sorte !

(« Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie », Musée national des arts asiatiques-Guimet, du 15 avril au 31 août 2015, http://www.guimet.fr/fr/ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)

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