Un clair-obscur, comme des âmes oubliées à la fatalité…
« Le professeur ouvre les yeux. Il voit le barbu secouer la poussière de sa gallabeya, puis s’avancer lourdement et rester sur le seuil de la bâtisse. Ses yeux sont fixés sur son dos large. Les branches de l’arbre sont immobiles. Les lèvres du professeur se mettent à trembler. Il les serre. Il se tait. »
« Je l’ai vue de mes propres yeux ! », mais que peut-on voir quand la nuit éclaire, de son ombre la vie simple des sans vies, une terre d’extrême pauvreté, un pays de laissés-pour-compte, des marginaux à la dignité intacte, dans une Egypte intemporelle, sèche, comme la terre qui est sensée la nourrir, quand l’eau du canal qui ne charrie plus la vie pour des récoltes abondantes, mais, des cadavres, des immondices au milieu de l’écume et des herbes ? Comme si dans un contexte où les médias qui imposent leurs manières de voir, leurs raccourcis, leurs cortèges d’atrocités, la littérature et le verre de thé ne devaient être que l’ultime recours à la nuance, à l’amitié séculaire des hommes, des femmes, à la lueur chétive de la flamme, qui révèle par ses contours teintés, une grande sobriété, une écriture universelle !
Une lumière chétive qui ne révèle rien, titre de l’une des nouvelles de ce recueil, définit parfaitement l’art délicat de ce grand auteur égyptien. Ses nouvelles sont le plus souvent courtes, ramassées sur l’essentiel, prétendant ne rien dévoiler…et pourtant. Il faut ressentir ce que saisissent sous une lueur vacillante au plus profond du cœur des hommes, des femmes, la sensation première de leur rapport au monde, à l’autorité, furtif, distant, fuyant, comme si l’auteur s’était attaché à rendre visible ceux dont l’âme humaine n’est pas, dedans, mais à côté du monde. Comme si, la seule liberté dépendait de cet espace crépusculaire, lueur, entre ombre et lumière, entre vie et non-vie. Comme si, il ne pouvait y avoir de vérité, puisque les chants de la mémoire disparaissent avec la nuit, après chaque nouvelle, comme un train glissant sur les rails, souple comme un serpent, qui mène à la mort.
Un duel, avec soi-même, avec la société, avec la nature, la mer, qui vous avale sans un mot, sans une page, sans une vague de plus, avec la certitude que la lumière de l’extérieur, un désert brûlant, est trop aveuglante pour que vous ne puissiez pas devenir aveugle vous aussi et finir prisonnier au coucher du soleil de toutes les dictatures :
« Je fus réveillé par le bruit étouffé que fit, à l’aube, l’exécution, et que j’écoutai jusqu’à ce qu’il se fût dissipé. A présent, ils n’étaient plus que deux, qui avaient pris chacun un côté de la cour et marchaient dans un sens opposé… Ils semblaient veiller à ce que chacun des deux sacs ne fût rempli davantage que l’autre. Un matin, je l’aperçus tout seul là-bas. Debout dans un coin de la cour, sous la guérite du gardien, il tenait son sac par l’ouverture en regardant les prisonniers dans leurs habits bleus… Le dos appuyé au mur, il avait une cigarette aux lèvres. Puis, tirant son sac, il se mit à marcher sans hâte. Il passa près des feuilles mortes, des mégots et des rats morts que les prisonniers avaient jetés près du mur. Arrivé à la moitié de la cour, il se pencha et commença à les ramasser. »
Un dernier verre de thé est là, posé près du brasero pour vous accompagner à l’heure du couchant, où tout commence, où tout finit, moment où votre vie peut basculer au plus proche de l’indicible, aux flammes du foyer rougeoyantes, aux foyers des hommes et qui se reflète sur les épaules nues de la pénombre.
« Nous étions au bord du fleuve, avions appris qu’ils étaient là.
Nous les cherchions du regard. Ils se trouvaient sur l’autre rive,
cachés par l’ombre des arbres.
Le canon, à l’écart, luisait au soleil.
Une révolution ?
Quelle révolution ? »
(« Un dernier verre de thé et autres nouvelles » de Mohammed El-Bisatie, éditions Actes Sud, traduit de l’arabe (Egypte) par Edwige Lambert, sortie octobre 2014, 21,80 €)