Acteur majeur et leader mondial pour la production de papiers techniques et de création, l’entreprise Arjowiggins est de ces petites mains de fer qui travaillent dans l’ombre à produire un papier de velours. Comme à faire évoluer de l’intérieur nos perceptions de consommateurs, désormais gavées de pixels et ultra-dématérialisées. De quoi aborder sereinement les rivages du changement.
S’adapter dans la continuité
Dédiée à l’édition, à la communication publicitaire des grandes enseignes, aux beaux-arts et à l’univers de la papèterie haut-de-gamme, la division « Creative Papers » d’Arjowiggins emploie quelques 1 200 personnes répartis sur ses différents sites de production. Filiale du groupe Sequana depuis le tournant du siècle, le papetier a dû s’adapter, et avec l’antique moulin d’Arches, tourner plus d’une fois sans perdre ce mélange d’audace, de singularité et de vision de l’avenir qui fait encore aujourd’hui son succès.
Occupant le poste de Directeur commercial des branches luxe et créative d’Arjowiggins depuis 2004, mais sensibilisé à cette passion depuis toujours, Christophe Balaresque est tombé dans la marmite du papier comme d’autres bâtissent des monuments : avec enthousiasme et foi. De quoi avoir la fibre de l’emploi, et la (belle) carte de visite assortie à la profession…Il explique : « dans un monde où tout est de plus en plus digital, où nous sommes entourés de tablettes, smartphones, écrans en tous genres et de tous formats, où l’information nous parvient de manière instantanée et quasi-naturellement, les analyses nous montrent qu’il y a une demande du public pour une certaine forme de tradition. » Pour deux raisons majeures : l’émotion et la sensation. « En tant que papetier, nous recherchons à apporter une valeur ajoutée, un supplément d’âme à nos produits pour qu’ils ne soient plus simplement des outils ou des supports de communication, mais aussi des objets à part entière. D’où le défi de nous adapter aux demandes d’un marché exigeant en nous renouvelant sans cesse… »
La magie de la nostalgie
Concevoir un papier de création prend du temps. De fait, l’acte de lire, d’écrire, d’apprécier la trame d’un bristol ou l’effet tissé de tel ou tel support n’est pas anodin pour le consommateur. De nos jours, acheter un simple carnet de notes dans une papèterie prend des allures de manifeste pro-rétro. Pour situer le propos et selon une enquête récente, 60% des britanniques affirment ne rien avoir noté à la main depuis un an ! Une tendance en nette progression aussi de notre côté de la Manche…Qui aurait cru cela il y a à peine dix ou quinze ans ? Sont-ce là les signes d’une désaffection croissante pour le physique au profit du numérique, ou bien une invite involontaire quoique massue du public à la remise en question des professionnels du papier et du livre (voir notre entretien plus bas avec les Editions de l’Epure) que l’ère industrielle avait choyé ? Consubstantielle à ces mutations, se pose la question de l’émotion.
L’homme privilégiera-t-il une consommation immatérielle dénuée des sensations physiques pour se contenter de leurs représentations mentales ? Le micro d’aujourd’hui est-il l’éthéré de demain ? Christophe Balaresque tempère : « regardez les téléphones, regardez les appareils photos, non seulement ce qui est devenu une technologie élémentaire semble conserver une taille humaine, mais le côté rétro, vintage vient concurrencer cette tendance à la miniaturisation. Nos appareils photos ont le look nostalgique des appareils de nos parents, les casques ont remplacé les écouteurs et plus c’est gros, plus c’est vintage et référentiel, plus ça plaît. Ce qui trahit une forme derevival évident. Chez Arjowiggins, nous avons par exemple fait des papiers pour des pochettes de vinyles ! Donc la demande est là. Nous sommes simplement à une période charnière qui se sert des codes du passé, avec juste un petit truc en plus ! » Partout, grandes marques et institutions communiquent sur l’idée de patrimoine, d’héritage, et, loin de l’effacer de la carte, soulignent l’écho du temps pour vendre du rêve ou de la réflexion.
Des papiers et des hommes
Le monde de l’édition n’est pas non plus oublié. Même si, depuis quelques années et la « menace » du livre numérique, quantité d’éditeurs ont revu leurs coûts de production à la baisse. A raison ? Au dernier Salon du Livre, 15% des visiteurs reconnaissaient avoir lu au moins un livre numérique. Soit trois fois plus que lors du Salon 2012 ! Pourtant, d’heureux Icare volent au-dessus du grand marasme économique auquel les analystes vouent la profession des lettres. A ce titre, Christophe Balaresque ne tarit pas d’éloges sur ce supplément d’art, cette fameuse valeur ajoutée qui rend au lecteur/acheteur le plaisir de l’œil et du toucher. Variétés des grammages, des couleurs, papiers à textures (gommeux, toucher peau), à effets (scintillants) sont autant de propositions élaborées au sein des ateliers Arjowiggins afin que l’émotion prime. Autant de pochettes et brochures, magazines, carnets, couvertures qui trouveront en bout de chaîne leur voie vers le consommateur, objet de toutes les convoitises, à la fois juge et parti. Un positionnement d’élite ? « Chez Arjowiggins, nous avons fait le choix du très haut-de-gamme, ce choix a a fortiori un coût, mais nous l’assumons ! »
Et demain ?
En 2013, Arjowiggins vient de sortir un papier à base d’amidon de pommes-de-terre qui donne un aspect très rugueux, proche du papier de verre. Demain, un nouveau papier partira à la recherche de la matité. Et l’éco-responsabilité dans tout cela ? « Pour faire 1 kg de papier de luxe, il nous faut en moyenne 1 kg de pâte à papier et 28 litres d’eau » précise Christophe Balaresque. Il ajoute : « la fraîcheur de nos couleurs, c’est la qualité de nos pigments. Quant à l’eau, elle est notre souci majeur. Prenez un papier orange. L’eau que nous utilisons a intérêt à ressortir de l’usine plus propre que lorsqu’elle y est entrée. » Et de poursuivre, non sans un trait d’esprit : « une rivière de Fanta au milieu de l’Ecosse, ça le fait pas ! »
Preuve supplémentaire que l’industrie du papier sait se faire bonne pâte sur les questions écologiques et environnementales : la fibre de bambou. Alternative à la pure cellulose, le bambou prodigue ses bienfaits « verts » au papier Conqueror. « Dans nos recherches sur les déchets industriels, explique Christophe Balaresque, nous avons par exemple planché sur un papier qui serait constitué pour moitié à base d’algues : seul problème, l’odeur ! » Des écueils qui n’empêchent pas une persévérance mâtinée d’intuition créative. « Sur un projet qui naît, nous en étudions une trentaine. »
Le papier, objet d’avenir ou nostalgie du temps passé ? Plutôt un terrain de jeu et d’expérimentions futures inouïes, véritable chaînon manquant de nos mutations culturelles à venir.
Le Mot et la Chose a posé ses questions à Sabine Bucquet-Grenet. L’éditrice et fondatrice des gourmandes Editions de l’Epure a choisi les papiers créatifs d’Arjowiggins. Ou comment faire rimer bonne chère, sens du beau, et modernité…sans en oublier d’une miette le lecteur.
Le Mot et la Chose : Sabine Bucquet-Grenet, votre collection de livres « Dix façons de préparer » témoigne d’ « un bel ouvrage 100% made in France ». Comment l’idée d’un livre unique dédié à un ingrédient/aliment vous est-elle venue ?
Sabine Bucquet-Grenet : Il y a 22 ans, les livres de cuisine étaient essentiellement sur la cuisine de région et de pays. Avec toujours un maximum de photos et un maximum de recettes… Un constat : on ne fait jamais toutes les recettes. Une possibilité : traiter des ingrédients extrêmement pointus, rares. Une envie : un livre-objet élégant et pensé comme un cadeau. Des papiers de création, des couleurs chatoyantes, une offre très diversifiée de titres qui déclenche l’achat compulsif. On pense souvent à une personne précise en choisissant l’ingrédient !
MC : Combien la collection compte-t-elle d’ouvrages aujourd’hui ?
SBG : Près de 300 exemplaires.
MC : Comment avez-vous collaboré avec l’entreprise Arjowiggins en amont du projet ?
SBG : L’idée était de ne jamais reprendre deux fois le même papier en couverture, d’où l’importance d’avoir un grand choix de gammes. Arjowiggins offrait une gamme originale de papiers de création, irisés, texturés, etc.
MC : Ces papiers de création unique confèrent une identité et une personnalité propres à la collection. Comment avez-vous choisi le type de papier et quelle émotion souhaitez-vous communiquer au lecteur à travers celui-ci ?
SBG : La couleur des papiers est très évocatrice de l’ingrédient, mais la texture également. Et c’est parmi des dizaines de gammes que l‘on choisit les papiers qui correspondront au mieux. On essaie aussi que les titres qui sortent en même temps soient harmonieux entre eux, et déclenchent l’envie de toucher !
MC : Chaque exemplaire des « Dix façons de … » est relié artisanalement selon la technique de la « couture cahier d’écolier au fil de lin ». Un savoir-faire manuel qui fait de chaque livre un objet précieux. A l’ère du numérique, comment cette identité est-elle perçue par vos lecteurs ?
SBG : Le choix des papiers, la composition typographique, ainsi que la reliure fil de lin en font une édition originale de grande qualité. C’est ce que notre lectorat recherche aussi. Nous attachons énormément d’importance au fond et à la forme. Notre identité graphique est forte, nous utilisons des papiers de création pour beaucoup de nos ouvrages, outre la collection « dix façons de préparer »…
MC : Quel rôle pensez-vous que le papier peut jouer de nos jours face à la dématérialisation croissante des supports ?
SBG : Le papier de création sera synonyme de luxe et d’élégance… Mais le choix du papier sera alors une forme de contestation. Choisissons notre camp !
MC : Quelles sont vos prochaines actualités ?
SBG : Une collection plus littéraire « Mise en appétit » avec une couverture noire et un toucher peau de pêche…et une bande-dessinée !