Art Paris Art Fair, c’est le salon considéré comme l’anti Fiac, à la manière du salon des « refusés » au 19e siècle. Les galeries de renom représentant les it artistes dont les cotes donnent le vertige n’étaient d’ailleurs pas présentes…Cette foire reste plus abordable en termes de tarifs et présente un large éventail mondial de l’art contemporain.
154 galeries issues d’une vingtaine de pays avaient pris possession de l’espace du Grand Palais. Paris et la belle province ont côtoyé Istanbul, Casablanca, Zurich, Moscou, New-York…mais surtout Singapour et l’Asie du Sud-est qui étaient les invités d’honneur du salon. Singapour : la petite Cité-Etat est devenue la plaque tournante du commerce et de la finance entre l’Asie et l’Europe. Cette Suisse d’Asie attire tel un aimant, par son dynamisme économique, la présence de galeries globales et connaît par sa situation géographique une scène culturelle innovante en cultivant une certaine idée de la différence avec l’Occident.
Singapour a émergé depuis les années 1980 en pratiquant un libéralisme économique et affiche depuis l’une des plus grandes concentrations de millionnaires au monde…Si réussir dans les affaires est un art pour certains, l’art constitue une valeur spéculative pour d’autres. L’opération diplomatique « Singapour en France – Le festival » fut lancée avec l’ouverture du salon, organisée par l’Institut français et le National heritage board de Singapour, afin de fêter le 50e anniversaire de cette jeune république, prétexte aussi à découvrir sous l’angle culturel les mille facettes d’une région encore bien trop méconnue des européens.
Ce sont ainsi 8 galeries Singapouriennes invitées qui ont proposé un large panorama d’une scène asiatique innovante et pluridisciplinaire. La plupart de ces galeries appartiennent à des marchands occidentaux qui font un merveilleux travail de fond pour présenter et mettre en avant les artistes de demain. Les pays situés autour de Singapour fournissent depuis peu d’années des trésors artistiques. Suite aux guerres postcoloniales qui ont fait place à des régimes militaires, voire à des dictatures, penser en public était devenu dangereux : l’art restait avant tout clandestin. La situation a fini par s’améliorer pour certains d’entre eux. L’ouverture des frontières a permis aux idées de circuler librement et a fait naître une scène artistique engagée et contestataire.
Ipreciation Gallery
La sculpture « Ling Ting 2 » de l’artiste Singapourien Chen Sai Hua Kuan accueillait le public sur le parvis du Grand Palais. Cette installation sonore interactive encourage à la découverte de Soi en plaçant le visiteur entre deux haut-parleurs géants. La voix est détournée de son écoute, un travail contemplatif entraîne alors le spectateur vers de nouveaux espaces liés à l’ouïe. Représenté également par la galerie Ipreciation de Singapour, le pionnier de la performance Lee Wen se met scène à travers sa série de photographies « Splash! ». L’artiste est pris en train de recevoir un jet de peinture jaune sur son visage telle une gifle, cette représentation violente questionne sur l’identité de l’homme au sein d’un état multiculturel.
10 Chancery Lane Gallery
Bui Cong Khanh, artiste vietnamien exposé à la 10 Chancery Lane Gallery, peint des paysages sur des vases. De loin on pense à de l’artisanat traditionnel, mais à y regarder de plus près un camp de travail avec des barbelés apparaît…On est loin des paysages contemplatifs, l’histoire tragique hante les esprits. La subversion caractérise l’art contemporain vietnamien. On retrouve cette même intention dans les œuvres de Dinh Q. Lê, qui mettent en scène des collages photographiques mêlant des images de guerre à des paysages exotiques destinés aux vacanciers : tout un contraste !
Galerie Yeo Workshop
L’installation « No substance – City without soul » de l’artiste Zulkifle (Zul) Mahmod (Galerie Yeo Workshop) est une expérience sonore à la manière d’un laboratoire. Des ustensiles de verre qui ne contiennent aucun liquide sont fixés à des structures métalliques et reçoivent, par une astucieuse mécanique, une percussion provocant un son. L’ensemble provoque un paysage sonore bien étrange, la ville sans âme décrite dans le titre dépeint un urbanisme impersonnel qui a vidé l’humanité de sa substance.
Chan Hampe Galleries
Dawn Ng est une artiste photographe multimédia Singapourienne représentée par Chan Hampe Galleries. Elle a exposé son travail « a thing of beauty », soit une dizaine de tableaux nommés par des couleurs. Dawn Ng choisit une gamme d’objets qui ont en commun une même couleur et compose un documentaire anthropologique. L’objet devient abstraction en perdant sa fonctionnalité à la manière de Marcel Duchamp, les objets sélectionnés par couleur composent l’œuvre et deviennent un langage de forme.
Art Plural
La galerie suisse Art Plural installée à Singapour promeut des artistes internationaux, dont la française Fabienne Verdier qui expose ses calligraphies géantes empreintes d’une certaine énergie réinterprétant l’art asiatique. Le coréen Chun Kwang Young présente une œuvre inspirée de l’abstraction américaine, son « Aggregation 15 F6009 (star2) » est un cercle composé de petits blocs triangulaires ficelés composés en papier hanji (papier de mûrier coréen) et colorés de bleu. Au sein de ce tableau sculpture, réside une énergie liée au cœur même des triangles. Son œuvre se veut être un espace de contemplation et de conscience qui se bat pour un sentiment de paix et d’harmonie.
ON/gallery Beijing
Déjà présente l’an dernier lorsque la Chine était à l’honneur, la ON/gallery Beijing fait un énorme travail de recherche des nouveaux talents chinois. Le jeune photographe Liu Tao se met en scène nu dans un environnement de maisons abandonnées, voire détruites, observant la ville nouvelle inhumaine en train de sortir de terre. Avec cette confrontation entre le passé et le devenir d’un pays s’affirmant comme puissance économique, l’artiste questionne sur la place de l’humain, ou plutôt la place de l’individu dans la société contemporaine chinoise.
Wang Kaicheng travaille également sur l’homme chinois, le plus représentatif : l’ouvrier. Il dessine « studies for an academic drawing of the silent majority » : un ouvrier nu casqué et tenant une pelle à la main dans une parfaite pose académique. Parmi une population de 1,3 milliard de chinois, combien d’ouvriers, combien de dirigeants…l’individu qui fait la force vitale de l’économie doit-il continuer à se taire ?
Le sculpteur Li Shigong emploie l’aliment de base des chinois : le chou qu’il fait couler en bronze et le recouvre de peinture dorée avant de l’exposer dans un écrin noir tel un bijou précieux. Cet aliment est en effet précieux, car il symbolise une identité culinaire du pays au même titre que le riz. Un symbole culturel qui se voit menacé par l’émergence de nouveaux modes de consommation. La jeune génération abandonne les traditions, veut vivre à la mode occidentale et la Chine n’échappe pas à la voie de la mondialisation…

« studies for an academic drawing of the silent majority » de Wang Kaicheng – « Golden Cabbage » de Li Shigong
Galerie Paris-Beijing
La galerie Paris-Beijing présentait des artistes asiatiques déjà connus ou en passe de l’être. Liu Bolin, l’artiste photographe, se fond comme un caméléon dans son environnement. Son travail ne cesse de questionner la relation de l’individu à son environnement naturel, mais aussi l’impuissance de l’individu face à la société dans laquelle il vit.
Le coréen Osang Gwon est sculpteur photographique. Il prend plusieurs clichés d’une personne, fait développer les photos sur papier, découpe en facettes l’impression pour enfin assembler et coller le tout sur une structure de polystyrène qui sera enduite d’un vernis. Tout semble briller comme dans une publicité de cosmétique. Ici, c’est la société de consommation qui inspire toujours. Les personnages ressemblent de près à une image composite, comme dans un tableau cubiste ou encore un jeu vidéo des années 1990. Le travail de sa série « Deodorant type » (couvrir et changer d’odeur) implique de ne pas montrer la chose exacte mais de transcender le réel.
Galerie Albert Benamou
D’autres galeries françaises présentaient la fine fleur des artistes asiatiques (photographies de Ren Hang à la galerie Nicolas Hugo ; peintures de Hsiao Chin à la galerie Sabine Vazieux, etc.). La galerie Albert Benamou, spécialisée dans la peinture et la sculpture du 19e siècle, est là où on ne l’attend pas cette saison en présentant des créateurs observateurs d’un monde en mutation.
Les photographies d’Almagul Menlibayeva, originaire du Kazakhstan, témoignent de la catastrophe écologique de la mer d’Aral qui s’est littéralement transformée en désert. De jeunes femmes peuplent les décors devenus stériles, telles des déesses abandonnées de la population nomade ou des chamanes coiffées de peau de renard en train de questionner la nature assassinée…L’homme n’est capable que du pire pour en arriver ici, c’est-à-dire nulle part.
Le sculpteur chinois Li Hongbo s’inspire de la culture artisanale chinoise (vase) ou de la statuaire grecque antique, jusqu’ici rien de surprenant au premier regard…jusqu’à ce que le galeriste s’approche de la sculpture muni de gants blancs et soulève le haut de la tête : l’effet de surprise est totale, la sculpture se déplie comme un accordéon, tout d’un coup l’œuvre se transforme en espèce de jouet ludique ! L’artiste travaille le papier de soie en virtuose. Sa technique ? Un bloc de papiers où des feuilles sont collées en alvéoles les une aux autres est ensuite découpé comme du plâtre avec une scie électrique puis la forme voulue est affinée au papier de verre. Une œuvre que l’on croit figée se meut soudain en roseau pensant ou bascule dans l’aspect fragile…à l’image de l’homme.
La scène asiatique n’en finit pas de surprendre depuis qu’elle ne copie plus le modèle occidental qui était sa source d’inspiration majeure dans les années 1960. On a découvert dans cette édition Art Paris Art Fair 2015 un art singulier, ou plutôt des arts, à la fois singuliers et pluriels, par lesquels des artistes traversés d’un propos s’approprient leur culture ancestrale et la détournent pour créer de la réflexion et du sens vis-à-vis d’une société mutante incontrôlable. La condition humaine, sujet universel par excellence, y revient de façon récurrente et se dresse face à la pensée unique imposée par les régimes politiques et la mondialisation.
(tous visuels © Stéphane Chemin)