Autant de facettes emboîtées de cette sommité de la Salpêtrière que donne à voir (et à lire) Catherine Bouchara dans son livre, « Charcot, une vie avec l’image », qui vient de paraître aux éditions Philippe Rey. Un ouvrage incontournable de cette fin d’année, épique, dense. Où l’art de raconter une bonne histoire (vraie en l’occurrence) ne cède jamais la place aux faits dûment documentés, aux anecdotes extirpées d’un tiroir, bref à l’intuitif reflet d’un homme, de son œuvre et de son époque. De Charcot, de ses travaux sur l’hystérie et l’hypnose, beaucoup ont parlé. Mais qui, parmi le secret de la confidence qui prévaut dans les disciplines scientifiques, a trahi la statue de sel de Charcot, grain après grain, pour mieux réverbérer son parcours dans sa vérité ?

« Charcot, une vie avec l’image », de Catherine Bouchara, Editions Philippe Rey

« Charcot, une vie avec l’image », de Catherine Bouchara, Editions Philippe Rey

Le corps fascine Charcot. En toute logique, il en va de même pour ses représentations. Avant l’arrivée du cinématographe, mais après celle de la photo, voilà un étudiant qui,dixit Catherine Bouchara, « pense un crayon à la main ». Une manie, une réflexion qui l’accompagne au quotidien, de voyages en consultations, tout en adoptant les formes les plus abouties (croquis, dessins, planches d’instantanés, gravures, illustrations marginales, etc.) Autant parler d’un fond iconographique d’une richesse et d’une générosité quasi proverbiales, reproduit ici pour le plaisir et la compréhension du lecteur. En dépit des querelles et des procès postopératoires, que l’on soit pro ou anti, tout le monde peut apprécier l’intelligence que ce livre déploie.

68 ans d’une vie au service de la compréhension de son prochain peuvent-ils être résumés en images ? Une image qui accompagne, une image qui explique mieux que mille mots ne sauraient le faire, une image qui contredit aussi. Loin de se couler dans le symptôme qu’elles décrivent, les images choisies par l’auteur illustrent un moment, un instant t de l’existence de leur propriétaire, le défi qu’il constate, une énigme à entreprendre et les clés pour les résoudre.

« L’homme normal, que veut-on dire par là, s’il existait ce serait un monstre » (page 165). Ou un robot, est-on tentés d’ajouter dans la foulée, humanoïdes rêvant de moutons électriques, mais soupirant après leur humanité perfectible. Le « mystère » Charcot, s’il y a lieu de l’appeler ainsi, prend sa source dans la parfaite certitude de faire sauter les ferrures tordues du psychisme humain pour le guérir, et partant, l’appréhender dans sa complexité nue.

Photo d'Augustine, l'une de ses célèbres patientes "hystériques" ; "L'arc de l'hystérie", sculpture de Louise Bourgeois

Photo d’Augustine, l’une de ses célèbres patientes « hystériques » ; « L’arc de l’hystérie », sculpture de Louise Bourgeois

« Charcot, une vie avec l’image », c’est aussi le récit intime d’une vocation. Créatif, indépendant, précurseur, occupant la première chaire de neurologie en 1882, père et mari aimant, Charcot est aussi curieux de l’homme qu’il devient respectueux du monde animal. Dans son ouvrage, Catherine Bouchara rapporte qu’ « il s’interdira peu à peu la dissection sur l’animal ». De même, il tomba en amour pour une petite guenon, prénommée Rosalie, qui lui avait été offerte. Quel regard n’avait-il pas pour ce primate, assis dans sa salle à manger, quand celui-ci le rejoignait sur la chaise d’enfant à tablette placée à son côté ? Personnalité solaire, Charcot embarque sa petite tribu en Espagne, sort horrifié d’une corrida « un spectacle hideux, dégoûtant, écœurant », refait le voyage en Italie, descend au Danieli à Venise et se plaint de la froidure d’octobre. Son nord à lui s’appelle Maroc, Algérie. Plus tard, son fils, médecin et explorateur, s’en amusera dans ses propres pérégrinations aux pôles…

Charcot : homme de cœur, homme de corps. En 1884, il s’installe dans l’Hôtel de Varengeville fortement mutilé par le percement du boulevard Saint-Germain (actuelle Maison de l’Amérique Latine, 217 boulevard Saint-Germain, 75007 Paris). Ses consultations terminées, il y reçoit son petit monde comme le grand Paris : Hugo, Daudet, les frères Goncourt, Renan, Félix Faure, etc. Fin 1885, le jeune Sigmund Freud fait un séjour de six mois à la Salpêtrière, assiste à ses séances, note les avancées en matière de traitement de l’hystérie qui influenceront ses propres travaux sur les traumatismes enfouis.

« Il y a une très grande différence entre arriver en temps opportun ou venir trop tôt en éclaireur » (page 223), nous livre Jean-Martin Charcot à la fin de sa vie. Cette biographie imagée de Catherine Bouchara transmet une pensée scientifique au vif-argent, pétrie de modernité malgré la distance. Une exposition est prévue en janvier 2014 à la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière à ce propos. De quoi poursuivre l’hypnose…

A propos de l’auteur : Catherine Bouchara est médecin psychiatre. Elle exerce l’hypnose au pavillon de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Salpêtrière à Paris.