Faire l’apologie de la Folie, en voilà une drôle d’idée ! Un parti-pris qui n’intrigue pas que les béotiens…En effet, quoi de plus intemporel que nos fols comportements individuels, mais encore sociétaux, étatiques ou de croyance ?
Folie de l’Eloge
Faire l’apologie de la Folie, en voilà une drôle d’idée ! Un parti-pris qui n’intrigue pas que les béotiens…En effet, quoi de plus intemporel que nos fols comportements individuels, mais encore sociétaux, étatiques ou de croyance ?
Chez Diane de Selliers Editeur, tout le monde est un peu fou aussi. Proposer dans « La grande collection » LE texte-phare du monde latin de la Renaissance, dans une version illustrée par les grands maîtres du portrait et de la caricature (Bosch, Brueghel, Dürer, Van Cleve, etc.), plébiscité, craint, rejeté, oublié, songez donc ! L’Eloge de la folierefait ainsi surface sur les étals des (bonnes) librairies. Son entrée dans vos chaumières serait salubre et public. Car, qui de nos jours n’est pas persuadé que le monde est devenu fou ?
Votre crémier, qui jure tous les quatre matins après le dieu crise qui fait s’affamer ses clients ? Votre libraire, qui s’en va en croisade contre Internet et le livre numérique ? Vos grands-parents, pour qui c’était mieux avant (même s’ils ont une moyenne d’âge de 170 ans à eux deux, et que le « avant » nous ramène donc à une époque de ruelles mal éclairées, de misère crasse de l’ouvrier, de pauvreté rampante, de pigeon-voyageur, d’illettrisme, d’infériorité du beau sexe, de transports capricieux, etc.) ? Si vous aussi, vous croyez mordicus que le monde part à vau-l’eau, rassurez-vous. Dans une galaxie très lointaine perdue entre le 15e et le 16e siècle, Erasme pensait comme vous. Sa sagesse, en revanche, lui faisait croire que ça ne datait pas d’aujourd’hui !
La Folie que personnifie Erasme en lui donnant un droit de parole est à l’image d’une balancelle : vous pouvez vous servir d’elle d’avant et d’arrière, puis vous retrouver les quatre fers en l’air ! Si l’on devait résumer l’ouvrage d’après un thème botanique, la Folie serait le tronc commun de l’Humanité. Nos attitudes à répétition qui se suivent sans s’apprendre en seraient son écorce ou scories. Enfin, la philosophie, dans le droit-fil de la pensée des pères de l’Antiquité, en serait la sève.
Erasme présente…
Avec son Eloge de la folie, celui qui cherche à pincer « plutôt qu’à mordre » signe un coup de maître. Il n’y a qu’à voir le nombre de contempteurs de l’ouvrage pour s’en rendre compte ! Du vivant de l’auteur déjà, son Eloge est condamné à Paris et à Oxford. Ses prises de position du style « des subtilités plus subtiles encore encombrent les voies où vous conduisent les innombrables scolastiques » ne lui valent pas une franche amitié de la part des instances d’autorité susnommées…En pleine Contre-Réforme, Erasme préférera choisira un profil-bas et ira jusqu’à présenter ses excuses à ceux que ses paroles auraient blessés.
Entre Spinoza et Rabelais, se tient Erasme, prince des mots et chantre d’un utilitarisme humanitaire que beaucoup lui envieront, sans parvenir à son génie du sous-entendu critique. Le château mental d’Erasme est vaste. Ses étages sont ceux d’un roi mais ses oubliettes sont d’un juge. D’une langue sapide (puissamment retranscrite ici dans la traduction de Claude Blum), il dégorge nos travers (dé)raisonnables, passés ou actuels. Si la folie est sœur de l’imagination (cette dernière surnommée « la folle du logis »), alors l’esthétique Renaissance du propos saute aux yeux. Personne ne s’y trompe, et malgré un mea culpa hypocrite nonobstant la tranquillité de son auteur, l’Eloge de la folie est le bestselling book européen de son temps ! Rapidement traduit en langues vulgaires, le livre et son aura de brûlot anticlérical se répandent rapidement. Il connaîtra pas moins de 600 rééditions, rien qu’au 16e siècle !!
L’Eloge, c’est aussi l’un des livres les plus pourchassés de tous les temps. Le parlement de Paris, la Sorbonne, les théologiens de Louvain, condamneront sa sortie. En 1559, c’est la Bibliothèque apostolique vaticane qui l’inscrit sur sa prestigieuse (et sinistre) liste des livres mis à l’Index, que tout bon chrétien doit se garder d’ouvrir sous peine de rôtir dans les flammes de l’Enfer ! Comme si une telle « publicité » ne suffisait pas, tous les écrits d’Erasme seront interdits par le Vatican jusqu’en…1930.
L’autre face de la grimace
En cinq années, l’Eloge en était déjà à sa troisième réédition latine. C’est à cette occasion, qu’en 1516, Hans Holbein se voit proposé d’apporter une touche picturale à l’édifice humaniste. Ses 82 saynètes successives, réalisées à la plume et à l’encre, ne servent pas tant à illustrer littéralement le texte, qu’à l’enrichir sur la base de l’imagier populaire de l’époque. 17 ans avant son célèbre portrait des « Ambassadeurs », Holbein s’essaie peut-être déjà au jeu des anamorphoses…spirituelles, celles-là…
Des dessins originaux tenus au secret dans les profondeurs capitonnées du Cabinet des estampes du Kunstmuseum de Bâle. Très altérés par le temps, presque illisibles pour certains, ces derniers ont nécessité le recours à un scanner rotatif, le procédé le plus fin en matière de photogravure qui a permis de nettoyer les traits, du fond coloré de la page. Agrandis à 300%, scannés, puis débarrassés de leurs tâches après cinq siècles d’humidité et d’oxydation du papier, l’intégralité des 82 dessins d’Holbein a trouvé sa logique au sein de cette édition flambant neuve. Soit à leur place exacte, conformément à l’ouvrage d’origine. Un travail exceptionnel auquel les éditions Diane de Selliers sont rompues par le poids de l’expérience. Depuis plus de 20 ans, cette recherche de la perfection prodigue aux grandes œuvres littéraires une vitalité nouvelle.
De fait, la pointe sèche d’Holbein le Jeune n’est pas la seule à se prêter à merveille à l’exercice. Les contemporains d’Erasme (Hans Holbein, Albrecht Dürer, Quentin Metsys) et leurs héritiers directs sont pour la première fois réunis au cœur rouge du coffret. Un Eloge à la folie de la peinture qui regroupe près de 200 pièces de la production artistique du Nord, dont bon nombre d’œuvres rarissimes ou inédites, soustraites au monde et cachées dans l’obscurité de collection privées…Telle cette version du Portrait du vieil homme grotesque (page 139), moins connue que « sa jumelle » conservée au musée Jacquemart-André, à Paris. Comme à son habitude, l’éditeur justifie avec intelligence son choix : « le diptyque qu’il forme avec le Portrait de la vieille femme grotesque, conservé à la National Gallery de Londres, est rarement reproduit. Ils ont été exposés ensemble pour la dernière fois à la National Gallery en 2008, après 150 ans de séparation ! »
Le monde a besoin de folie !
Cinq siècles après la parution de l’Eloge, lesquels de nos littérateurs/penseurs/philosophes se revendiquent avec authenticité de l’esprit d’Erasme ? Il y aurait pourtant à dire…Cette nouvelle parution, accompagnée d’une sélection iconographique de la meilleure eau, nous en livre une vision qui oscille entre la volonté de paraître, et le souci de renoncement au seul texte. Augmenté de commentaires éclairants et d’annexes d’utilité ludique, cet Eloge place sa confiance dans son lectorat, qu’il sait capable du meilleur.
Jusqu’au couperet final, la Folie sermonne l’humanité sur l’inévitable proximité que celle-ci entretient avec celle-là, et la prédominance de la première sur la seconde. En gros, nos cris sont lâchés dans son « fatras de parole ». Pauvres cloches que nous sommes, tous fous, on peut commencer à rigoler…Qui n’en a pas besoin ?
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