« L’estampe originale a été et reste un vecteur du regard de l’artiste, un regard neuf qui peut transfigurer notre univers quotidien au même titre que l’encre d’un écrivain »
Christophe Leribault, Directeur du Petit Palais.
Les 250 estampes et peintures de l’artiste présentées au Petit Palais nous rappellent combien notre vision de cette culture doit être multiple, singulière, irrévérencieuse, populaire, intime et violente. J’ai eu la chance de découvrir en 2011, cette exposition au Centre national des arts de Tokyo et ce qui m’avait frappé en premier lieu, c’était de ressentir l’émotion des visiteurs, ce peuple en une admiration unique vers chaque morceau d’une histoire représentée par l’artiste : une œuvre frontale, sans détour, faisant des tableaux de notre vie une confrontation permanente entre l’esprit des vivants et des esprits de l’ailleurs, tout aussi vivants, dès lors que notre vie ressemble à notre mort !
Utagawa Kuniyoshi (1797-1861) est l’un des derniers grands représentants du ukiyo-e (gravure sur bois). Il développe son art au moment même où les tons bleus des estampes polychromes s’obtiennent non plus par des pigments végétaux, mais par un pigment de synthèse importé et appelé le bleu de Prusse. Couleur qui fut employée par Hokusai pour la réalisation de la célèbre « Grande Vague de Kanagawa » dans la série des « Trente-six vues du Mont Fuji ». Il naît dans le quartier Nihonbashi à Edo en 1797. À ses débuts, l’artiste exécute des portraits d’acteurs dans l’atelier de Toyokuni. Au cours des 17e et 18e siècles, les ukiyo-e se rapportaient à des légendes, à des récits de batailles ou à des romans. En 1827, comme pour répondre aux illustrations d’Hokusai du roman chinois « Au bord de l’eau » de Shi Vai’an et Luo Guanzhong, Kuniyoshi fait paraître sa série « Cent huit héros d’Au bord de l’eau », ce qui aussitôt, lui assura une réputation d’auteur de portraits de guerriers. Puis vient ensuite une vision forte et graphique, dont le mouvement emplit toute l’image d’une puissance surhumaine. Il offre au regard une toile d’araignée des émotions, une échappatoire nécessaire face aux démons que l’artiste défait sur les paravents de leurs destinées : la mort est une folie ; la façon de la donner, un art ; la représenter, une splendeur céleste, une vision de l’humanité, celle d’un artiste visionnaire hors-normes.
En 1843, Kuniyoshi réalise le « Triptyque d’ôban », œuvre satirique de ceux qui ne pouvaient exprimer leur hostilité à la politique shogunale connue sous le nom de « réforme de l’ère Tempô ». Entre 1842 et 1846, le shogunat mit en place une politique d’austérité et le contrôle des mœurs. La publication d’estampes représentant des acteurs, la vie des courtisanes, des geishas, fut interdite. Mais c’était sans compter l’obstination de l’artiste, ses lames trempées dans l’acier de la liberté d’expression, l’âme d’un guerrier qui utilise le trait, la couleur comme des principes universels, favorisant l’éveil de l’esprit et l’harmonie des corps. Éternelles splendeurs que ces caricatures, ces images en miroir, ces portraits qui prennent la forme d’un animal et de monstres. Écritures des âmes, cerf-volant des ombres qui renverse les rôles entre les êtres humains et ses formes, images de nos tendres faiblesses, de nos humanités, de notre complexité, de notre vie en somme !
Il est impossible de choisir entre telle ou telle estampe, telle série, tellement l’ensemble de son œuvre est exceptionnel, hier comme aujourd’hui. Même si ses spectaculaires estampes, panoramiques ou triptyques, dont certains volets peuvent s’apprécier comme des œuvres indépendantes les unes des autres sont le produit de multiples actions symboliques sur différents plans et donnent à penser l’espace-temps comme un temps mouvant dominé par la puissance des Dieux sur l’incrédulité, la vacuité des hommes dont ils sont les objets.
Ces œuvres nous font penser que :
« La complexité est le chemin « multiple » de la délivrance,
délivrances « unique » du Je,
du Jeu de l’Un. »
À l’image sans doute de « Huit vues de la province d’ômi » (1833), estampe conservée au Nichibunken de Kyoto et qui joue sur la graphie de ce fameux site proche de Kyoto pour le transformer en sexe féminin. Occupant tout l’espace, représenté comme un port vers lequel vogue une petite embarcation sur une mer de chair blanche, comme l’écrit Gaëlle Rio, Commissaire de l’exposition.
« Pour Courbet, le sexe est beau et il est le premier artiste qui fait de la représentation du sexe une œuvre d’art. Il devient pour la première fois dans l’histoire, un sujet « fait à peindre » et s’inscrit non plus dans la théorie des lumières, comme une beauté qui ne saurait avoir d’autre fin qu’elle-même mais bien comme un chapitre de « L’Origine des espèces » où Darwin écrit que la beauté entretient un rapport étroit avec le mécanisme de la sexualité. » Philippe Comar in. « Faites à peindre, Sade, Darwin, Courbet », éditions L’échoppe.
Il est très probable que Gustave Courbet (1819-1877) ait vu certaines des feuilles de Kuniyoshi lorsqu’il choisit, en 1866, le cadrage de « L’Origine du monde » (Yukiko Oki, « L’apport de l’Art japonais aux artistes européens du 19e siècle »). Utagawa Kuniyoshi, semble quand à lui se rattacher à l’origine même de la création avec cette œuvre, si on la rapproche de l’estampe « La Déesse Amaterasu ». Dans le shintoïsme, la déesse Amaterasu est la déesse du Soleil, dont tous les empereurs japonais descendent en droite ligné sacrée. Comme pour en signifier l’importance, elle figure aussi, sur le drapeau japonais sous l’apparence du disque solaire, accompagné ou non de ses rayons.
Un jour elle se réfugia dans une caverne, plongeant le monde dans l’obscurité. Les autres dieux jouèrent de sa « curiosité » sexuelle afin de tenter de la faire sortir de son refuge et pour inonder le monde de ses premiers rayons. Le sexe pour Courbet, les rayons du soleil pour Kuniyoshi ne peuvent être vus de face sans brûler les yeux de celui qui regarde – comme l’écrit Philippe Comar : « Sa lumière – même très atténuée – pénètre jusqu’au plus profond de l’homme et jette une lueur dans la prison de ses démons intérieure. »
Au tournant du 20e siècle, Charles Cartier-Bresson constitua un fonds d’estampes japonaises riche d’environ 350 pièces. Les œuvres de Kuniyoshi y sont représentées avec 36 planches de guerriers, la série des 47 fidèles vassaux et 38 scènes de théâtre de Kabuki, mais son œuvre reste encore méconnue en France aujourd’hui. Au-delà de la découverte d’une grande figure de l’art visuel japonais, cette exposition comblera probablement une partie de l’injustice dont il fut « victime » et permettra sans doute l’éveil d’un univers singulier auprès des visiteurs en mettant en lumière l’influence toujours présente de l’artiste dans l’expression visuelle contemporaine du Japon contemporain.
Kuniyoshi est bien le maître des légendes, des guerriers, des dragons, des fantômes, des animaux, grand metteur en scène de tous nos fantasmes, théâtre dansant de tous nos plaisirs ! Les démons d’Utagawa Kuniyoshi sont autant de jouissances visuelles, qui nous rappellent de quelles larmes nos esprits sont forgés, de quels traits notre corps est le contour, de quelles caricatures notre visage est le masque, de quelles violences notre vie sera faite.
(« Fantastique ! Kuniyoshi. Le démon de l’estampe », Petit Palais, du 1er octobre 2015 au 17 janvier 2016, http://www.petitpalais.paris.fr/ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)