« Et s’il était impossible de contenter dieu ? »
« Ce roman est un retour au matériau de la première nouvelle que j’ai écrite, il y a de cela plus de 25 ans. Ce roman consume les derniers éléments qui, à l’origine, m’ont poussé à écrire : les récits sur ma famille et sa violence. Il revient également sur mes ancêtres cherokees, et leurs interrogations lorsqu’ils furent mis face à l’idée de Jésus », déclare David Vann.
Soutenu par une prose poétique de l’intériorité, l’ombre obsédante des instincts de l’avant, des temps premiers de l’Ancien Testament. La terre, la poussière, le sang, le soleil en sont les axes d’une croix qui découlent de l’éternité. Les croyances universelles se conjuguent aux résonnances de l’irréparable, à la tragédie de la survie, à la mort qui nous façonne :
« L’enfer, une chambre des échos, sans aucune source. Notre aperçu dans cette existence est notre perception de l’être, inconstant, fragile, introuvable. Une sorte d’ombre projetée au-dessus de cette broussaille, changeant constamment de taille, et de lumière qui crée cette ombre étrangement hors de vue. Nous savons que l’ombre est là, mais nous ne la trouvons jamais ». L’auteur, quand à lui, a su trouver les chemins de l’obscurité qui mènent aux parfums de l’humanité, à la beauté – pour qui sait la trouver, pour qui sait en revenir !
Nous sommes en 1978, à l’automne, au nord de la Californie, et c’est l’ouverture de la chasse sur le ranch de Goat Mountain. Un garçon de onze ans, son père, son grand-père et Tom, un ami de la famille, se retrouvent comme chaque année pour chasser : « Il est rare que le monde soit vraiment nouveau. Rare, aussi, que nous nous trouvions en son centre. Mais tout s’était réaligné en cet instant. Lorsque nous tuons, toute existence s’oriente vers nous. »
À leur arrivée, les trois hommes aperçoivent au loin un braconnier qu’ils observent à travers la lunette de leur fusil. Le père invite alors son fils à tenir l’arme et à venir regarder : « Je fis descendre la croix du réticule de visée… Ses mains soulevèrent les jumelles accrochées autour de son cou et il me regarda directement de ses larges yeux noirs… Ma main se resserra autour de la crosse… Prisonnier du temps, avec cet homme, prisonnier de cet instant figé… Il n’y eut aucune pensée. J’en suis certain. Il n’y eut que ma nature, ce que je suis, au-delà de toute compréhension… Le monde entier explosa en son noyau… »
Plus loin : « Nous imaginions Caïn comme celui qui tua son frère, mais qui avait-il d’autre à tuer ? Ils étaient les deux premiers-nés. Caïn tua ce qui était disponible. L’histoire n’a aucun rapport avec la fraternité… Pourquoi chassons-nous ? N’est-ce pas pour retourner vers quelque chose de plus ancien ? Et Caïn n’est-il pas ce qui nous attend dans chacun de ces temps anciens ? »
Dans la famille, c’est la mère de son père qui l’incita à lire et à écrire. Après avoir luSukkwan Island, elle lui envoya une lettre. Dedans, elle lui disait trois choses : qu’elle avait pleuré pendant trois jours ; qu’il était « trop bête » d’avoir grandi sans respecter son père ; et qu’il devrait se tourner vers Jésus. Tout comme pour Sukkwan Island, dans le nouveau roman de David Vann, les paysages naturels deviennent le miroir psychique des personnages et nous entraînent au cœur des ténèbres de l’âme humaine. Au cœur de deux violences, celle des traditions anciennes liées à la nature, aux animaux, à la survivance de celles-ci en l’homme, et celle de la religion : celle de l’obligation : « ce que dieu exige de nous, l’ordre des choses »…
Encore : « C’est la bête qui fait l’homme. Nous buvons le sang du Christ afin de redevenir des animaux, déchirer les gorges et boire le sang… se souvenir de qui nous sommes, tendre vers la passé, revenir. Nous nous rassurons. Les commandements, impossibles, et nous ne pouvons qu’échouer, aussi avons-nous besoin d’être rassurés chaque dimanche que la personne que nous sommes n’est pas perdue. »
Deux espaces s’offrent alors aux regards de toutes choses, au souffle court des hommes plongés dans l’obscurité. Les promesses viendront peut-être, des tréfonds du monde, au travers des yeux d’un cerf : « En baissant le regard, je crus voir ses yeux… une pâle galaxie d’étoiles lointaines, vertes ou peut-être bleues… Tous deux suspendus dans l’espace, des satellites autour d’un centre pas encore découvert, le versant de la montagne vacillant sous nous »…
David Vann signe là un roman d’une grande virtuosité et visionnaire, mais d’une grande noirceur aussi, où ni l’horizon, ni l’image salvatrice de la femme n’existent pour sauver les âmes perdues. Ghost Mountain…Climat délétère, préoccupations existentialistes et chaotiques, croix en terre, nous ne sommes pas loin de la série True Detective et de son roi jaune.
Finalement, la question majeure pourrait être celle-ci : qu’est-ce que l’être ou le néant ? Tout comme la vitesse de la lumière, celle-ci est en rapport avec l’espace et le temps. David Vann préfère interroger sur la vitesse de l’ombre, une énergie noire, un espace en expansion, à l’image d’une balle tirée d’un .300 magnum et qui contient à elle seule l’essence de l’humanité tout entière…
« L’enfer n’est pas ce que l’on croit… L’enfer sera solitaire ».
(« Goat Mountain » de David Vann, éditions Gallmeister, traduit de l’anglais (américain) par Laura Derajinski, sortie le 4 septembre 2014, 256 pages, 23 €)
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