Peinture, sculpture, musique, écriture, travail sur la forme et réflexion sur le fond, pas un courant qui ne soit épargné par le grand barrage intellectuel des institutions, d’autant plus insidieux qu’il est larvé, constant, donc omniprésent. Soucieux de toujours prendre d’assaut les barricades culturelles, le Mot et la Chose a posé ses questions au graffeur et tagueur Kongo.

Out of Africa

« J’ai grandi une partie de ma vie à Brazzaville ». Enfant de la malle, voyageur infatigable, saltimbanque du graff et artiste multicartes, Cyril Phan, alias Kongo, n’est pas un tagueur ordinaire. A l’heure où des artistes à la mode connaissent une expansion sans précédent de leurs œuvres dans les médias, et où, a contrario, certaines communautés à fort potentiel opèrent un repli identitaire en réponse à un excès de publicité qu’ils estiment nuisible à leur art, la voie du milieu existe. Sans tapage, sans petit jeu. A ce titre, Kongo et sa « bande » ont valeur d’exemple.

Surtout que le parcours de ce dernier, s’il lui apparaît maintenant comme allant de soi, se sera pourtant déroulé en plusieurs stations, et très loin de la France. Il raconte : « les peintures murales étaient omniprésentes dans les quartiers comme Poto-Poto ou Bacongo, que ce soit à la gloire d’un dirigeant politique, d’un « héros du peuple », ou pour vanter un produit quelconque : coiffeur, voiture, produit vaisselle…J’y vivais au début des années 1980. Le Hiphop apparaissait au même moment. Des amis camerounais qui allaient régulièrement voir leur famille installée à New York, revenaient avec des nouveaux sons, des photos de graffitis sur les trains, toute une énergie de la grosse pomme qui me transportait. Je trouvais ça révolutionnaire ! Comme tous les gars de ma génération, j’ai commencé par le smurf, l’écriture, mais je ne m’y sentais pas à l’aise. En revanche, le dessin, qui était mon outil d’expression depuis mon départ du Vietnam, devint pour moi une raison de vivre, et même plus que ça : une façon de vivre. En rentrant en France, des « kings », comme Bando ou Boxer, étaient déjà partout, quelle joie !! »

Fresque réalisée par Kongo

Fresque réalisée par Kongo

Entre les murs

Retour en France, donc. Avec, pour Kongo, le soleil et les rires de l’Afrique en mémoire, les gris toits de Paris, Château-Thierry ou Bagnolet en tête, et son cœur au milieu pour graffer. Quand des légions d’artistes s’expriment déjà dans les rues et entre les murs de Paname un pochoir à la main, lui choisit son outil. Son arme, ce sera la bombe libre ! « Le pochoir était une discipline déjà très présente à Paris. Nemo, Blek le rat, Miss. Tic étaient des stars dans la rue. C’étaient les grands ! Pour ma part, le graffiti et le tag me ressemblaient plus. D’un autre côté, nous faisions tous partie d’un truc, cette énergie est indescriptible, il faut la vivre. On traversait la capitale pour voir des magnifiques graffitis réalisés par les plus grands, Colt, Mode2, Bando, Boxer, Meo, Jonone, Aone, les BBC, Steph COP, il y en avait tant ! J’ai adoré ces moments-là, et je suis fier d’en avoir fait parti ! »

Un enthousiasme de sale gosse qui ne tarde pas à lui attirer sympathies et connivences. « En 1988, j’habitais dans le 11e arrondissement de Paris. Voilà déjà 1 an que je traînais à faire des tags, à fréquenter les spots de graffs, Stalingrad, les palissades du Louvre, Convention. Mais c’est ma rencontre avec le MAC, fondé par Ragtime et son cousin Gandi quatre ans avant, qui m’a ouvert d’autres perspectives. Ils étaient plus aguerris et connaissaient toutes les ficelles pour avoir des bombes, de l’encre, des marqueurs, etc. Nous étions avant tout une bande d’ados qui partageaient la même passion pour le graffiti, la musique ou la danse, on évoluait avec innocence et spontanéité. A l’époque, on voulait faire la nique aux autres « crews » en faisant les graffs les plus remarqués, les mieux placés, les plus gros, et bien-sûr, de qualité… »

Pour Kongo et le collectif MAC (dont la signification reste mystérieuse : Mort aux cons ou Mur à l’art création, c’est selon !) la passion va être récompensée jusqu’à gagner une réputation internationale. Et aujourd’hui, 25 ans plus tard, qu’en est-il pour la bande de potes de toujours ? « Rien n’a vraiment changé. La détermination est toujours identique. Il n’y a que les objectifs, les règles et les enjeux qui sont différents ».

L’Atelier vs street art ?

On l’aura compris, Kongo défend l’âme du tag avec la volonté d’une passionaria avide de rencontres, et revendique le street art comme un art établi. Art urbain et art contemporain ont d’ailleurs partie liée depuis le commencement. Dès 1930, un certain Gyula Halász s’intéressait déjà au phénomène du graffiti dans son ensemble. Plus connu sous le nom de Brassaï, ce dernier publie 30 ans plus tard « Graffiti ». Une somme sans cesse rééditée depuis où se voient recensées les formes plurielles du graff, du tag, de la scarification, de la trace écrite ou peinte, et dans lesquelles Brassaï (et Picasso avec lui), trouvait une forme d’Art brut à la Dubuffet, une invention magique aussi prégnante qu’un coup de poing et aussi éphémère que le vol d’un papillon. S’il est un fait établi, c’est que nos sociétés occidentales et contemporaines ont (enfin) digéré le street artpour ce qu’il est : un corpus à haute valeur artistique, proche des marges, potentiellement subversif, et ainsi difficile à cataloguer. Distinct de l’art contemporain avec ses poids lourds, ses météorites et ses étoiles filantes, « l’art de la rue » n’en reste pas moins une galaxie qui vibre et étincelle dans l’univers ultra balisé et codifié des salles de ventes et grandes foires internationales.

Kongo au travail

Kongo au travail

Dignes héritiers de la tradition antique de la fresque et du mur peint, ses représentants ont d’ailleurs franchi le cap de l’ornement sur support « en dur », promis à l’effacement, pour travailler aussi sur toiles à dimensions humaines. Ici comme dans la rue, l’envie reste souveraine, ce que confirme Kongo, à force de taquiner le bitume comme l’atelier : « je calcule très rarement avant de commencer, je laisse venir  les sentiments. J’utilise mon vocabulaire graphique, mes couleurs pour exprimer ma poésie picturale. Souvent, lors de mes voyages, je vois plein de choses, j’ingurgite plein d’image, d’odeurs, de situations et quand je me retrouve devant la toile blanche, toutes ces choses ressortent en couleurs, en mots, en lettres, en formes. Je pense que cette spontanéité vient de mes 25 ans de graffitis dans la rue. » Et ce n’est sans doute pas un hasard si deux de ses toiles ont déjà été vendues au profit de SOS Racisme par Pierre Bergé & Associés.

 

La controverse, c’est de la bombe !

En France, au pays des chapelles et des esprits de clochers, il y a un secteur qui aime passionnément l’art du tag et du graffiti : le secteur du luxe. Pas une campagne de publicité ou presque qui ne mette désormais en avant la collaboration d’un graffeur avec l’univers de ses produits. Stephen Sprouse chez Louis Vuitton, Jok chez Maison Martin Margiela, le gantier Causse, Agnès b., Christian Louboutin, etc. Un street artists’est même fait le porte-parole du ras-le-bol que semble causer chez certains le recours systématique à des codes « jeunes » par les marques haut-de-gamme pour vendre leurs produits. Son nom ? Kidult. Jamais sans son masque de squelette que recouvre la capuche noire de son sweat, Kidult est un Don Quichotte des temps modernes. Fini les moulins à vent, ses dragons à lui sont le merchandising et l’engouement des grandes enseignes pour la fée tag. De quoi monter au créneau, avec à la main une bombe…de peinture !

Façade d'AgnèsB taguée par Kiddult

Façade d’Agnès B taguée par Kidult

Le 24 juin dernier, et après avoir tagué à l’extincteur les vitrines de Céline, Hermès, ou encore Agnès b. à Paris, et de Marc Jacobs à Soho, Kidult récidive en peignant de vert la façade de sa boutique parisienne. Le créateur new-yorkais, pas bonne poire pour deux sous, vient d’éditer un t-shirt hommage à son tagueur préféré…Une controverse qui a le mérite d’interroger. Les grands groupes du luxe et consorts sont-ils le grand méchant loup et les artistes, de pauvres petits chaperons rouges ? Ou bien, de manière plus nuancée, le vieux débat qui oppose l’art et la finance ne serait-il que l’arbre qui cache la forêt ?! Plus que jamais, nous sommes reliés les uns aux autres, interconnectés et intriqués au monde qui  nous entoure. Un constat de globalisation riche de promesses pour l’avenir, mais qui peut aussi faire peur. En mettant l’art urbain sur un piédestal, le luxe lui vole-t-il son âme, ou lui apporte-t-il au contraire une forme de légitimité qui ne peut que faire du bien, ne serait-ce que par la visibilité que l’alliance des deux provoque ?

Les ailes d’Hermès

Dans la foire d’empoigne qu’engendrent ces questions explosives, Kongo a choisi son camp. Tranquillement, et sans prosélytisme, il s’est même associé à la maison Hermès en leur dessinant deux carrés. Une collaboration qui s’est jouée…par hasard et sur un coup de dés chinois ! « Le projet avec Hermès a démarré sur une rencontre fortuite à Hong Kong, explique-t-il. Je peignais à Lai kwai Fong, un endroit assez fréquenté avec beaucoup de bars et de clubs. Là, j’ai fait la connaissance de Mr Delannoy, directeur de la filiale a HK et Macau. Il se promenait avec son fils et me demanda si je pouvais customiser sa casquette. Une bonne discussion autour d’une bière et d’une pizza plus tard, on s’échangea nos coordonnées via nos bocks respectifs ! Ça m’a semblé bizarre qu’il ne me donne pas une carte de visite comme ça se fait dans son monde…Mais bon, je crois qu’il s’était juste mis à mon niveau pour ne pas me faire sentir une différence entre nous, c’était sympa ! Quelques jours après, il me proposait une carte blanche sur la vitrine du magasin de l’aéroport à Hong Kong. Ensuite, tout a été très vite ».

Vitrine réalisée pour Hermés par Kongo

Vitrine réalisée pour Hermés par Kongo

Un appel du pied en forme d’accélérateur vers une autre notoriété : « A Paris, je rencontrais Pierre-Alexis Dumas, Christine Duvigneau et Bali Barret, poursuit-il. On me proposa de travailler sur un carré. Comme ils ne savaient pas du tout ce que cela donnerait, ils me laissaient encore une fois carte blanche, et si ça leur plaisait, ils l’éditaient, sinon tant pis ! De quoi me laisser une chance de pouvoir travailler sur une icône de la mode française : le carré. J’ai donc filé dire aux amis de la MAC de plancher sur des carrés pour faire des propositions, je rêvais d’une « collection graffiti » du carré Hermès. Deux mois plus tard, mes potes avaient tous rendu leurs projets sur Photoshop, Illustrator et moi, ne sachant pas utiliser ces logiciels, je rendais des toiles peintes à la main. Contre toute attente, ça a plu à la direction artistique ! On a continué à se voir régulièrement pendant presque 3 ans pour finalement sortir les carrés pour la collection automne-hiver 2011/2012, sold out en 2 mois dans le monde ! » Là où d’autres regretteraient qu’un géant du luxe à la française s’approprie un médium dit du « ghetto », Kongo se félicite, encore tout auréolé de sa bonne étoile : « Je suis très content d’avoir vécu cette expérience. C’est une pierre de plus sur le chemin de la reconnaissance du graffiti comme réelle forme d’art ! » Dont acte.

Le tag, le graff, arts Kosmopolite

Mais Kongo ne se contente pas de graffer comme il respire. Il est également co-fondateur de Kosmopolite, le premier festival international de graffiti en France qui a fêté ses 10 ans en 2012. Une galerie à ciel ouvert pour les accros de la discipline, les curieux, les amateurs et les autres, soutenue par la ville de Bagnolet depuis les débuts. A son évocation, Kongo s’enthousiasme : « Kosmopolite à 10 ans déjà, c’est incroyable ! Nous œuvrons pour faire découvrir au public parisien les talents mondiaux de la scène graffiti. Encore une fois, c’est le travail que nous avons fait durant 20 ans dans les rues de l’est parisien qui a porté ce projet, c’est un vrai exploit de pouvoir conjuguer le graffiti et la ville !! Benoît, ex-fondateur des MAC, est aujourd’hui président de Kosmopolite, et Peej, qui lui a plus rappé que graffé, est à l’organisation. Ce sont des amis de plus de 20 ans, nous avons tous une relation très sentimentale avec ce festival, c’est un peu notre bébé. Sans l’appui de la ville de Bagnolet, rien n’aurait été possible. Aujourd’hui, nous avons poussé le festival hors des frontières. Le Kosmo-art-tour existe à Bruxelles avec les Farm prod, à Amsterdam avec les ABC, et nous commençons à développer la section Barcelonaise. Il est important de pousser notre culture vers la reconnaissance internationale. Je suis une sorte d’ambassadeur pour Kosmopolite ». Une fièvre créatrice qui n’est pas prête de s’éteindre. La prochaine édition de Kosmopolite se tiendra du 19 au 22 septembre 2013 à Bagnolet et autour du théâtre de l’Echangeur. L’occasion d’aller admirer graffitis et sketchs virtuoses le temps d’un week-end…

L'art n'est pas un crime

L’art n’est pas un crime

Work in progress

« Le graffiti comme on le connaît aujourd’hui a une quarantaine d’années, nous dit Kongo. Nos grands frères, comme Basquiat ou Harring, ont ouvert des portes dans le marché de l’art, mais le graffiti n’a pas de finalité en soi. On peut être le « king » du quartier, de la ville, du métro, des magazines, ou du marché de l’art. L’objectif principal du graffiti est de conquérir des territoires, des cœurs… » Comme un pied-de-nez aux critiques, voici une façon poétique de faire comprendre au public que cet art est libre de toute entrave, et ne se laisse pas manipuler si facilement. « Il est à présent visible dans tous les coins du monde, dans la mode, les musées, les maisons de ventes, les galeries. C’est une conquête globale que l’on a gagné depuis longtemps. Le graffiti sera reconnu comme un art majeur du 21e siècle, le plus démocratique de l’histoire de l’art, prophétise-t-il ». Et Kongo qui fait tant pour l’amour du graffiti sait de quoi il parle. Il est à lui seul l’exemple que, parti de rien et venu de loin, on peut à la fois vivre de sa passion et la faire vivre, la transmettre aux autres. Un petit plus ? « Je viens de terminer la préparation d’une exposition personnelle à Jakarta en Indonésie, intitulée « A stroll in Paris with Kongo » à la D gallery. J’ai également en projet ma prochaine expo personnelle à la galerie Wallworks à Paris pour le printemps 2014 ». Promis, on y sera !