Ouest lointain
En 1963, le scénariste de la bande-dessinée « Buck Danny », Jean-Michel Charlier, cherche un dessinateur pour illustrer un western : le dessinateur Jijé l’oriente vers son assistant, Jean Giraud.
La première aventure du lieutenant Blueberry intitulée « Fort Navajo » est publiée en octobre 1963 dans le journal Pilote. Mike Blueberry est présenté comme un antihéros proche de l’esprit d’un John Ford pour ses amitiés avec les Indiens. Ce militaire nordiste et rebelle est une tête brûlée qui ignore la peur et vit l’Aventure avec un grand A dans les grands espaces sans contours de la conquête de l’Ouest. Giraud, comme Sergio Leone (créateur et réalisateur dont l’œuvre sera à l’origine du mot sandwich « western spaghetti »), n’est pas américain, mais il s’approprie un genre et le fait évoluer avec son style graphique personnel, réaliste et fouillé. Il couche alors sur papier « son » cinéma avec un découpage de ses planches, à la manière d’un story-board : plans larges, plans rapprochés, champ-contrechamp… l’image n’est pas animée mais incroyablement rythmée et colorée.
Les aventures s’enchaînent et son apprentissage laisse place à la confirmation d’un talent singulier, d’un univers spécial, avec ses thèmes récurrents, sa technique évolue au cours des années et Giraud signe son œuvre du diminutif de son nom : « Gir ».
Identité double
Durant sa jeunesse, Jean Giraud s’est passionné pour l’extraordinaire et le fantastique dans l’art de Jérôme Bosch à Albrecht Dürer, en passant par Gustave Doré…
La littérature de science-fiction est pour lui un terreau fertile qui fera naître une vision novatrice dans le domaine de la bande-dessinée. « La guerre des mondes » de H. G. Wells, roman d’anticipation publié en 1898, est à l’image de ce qu’inventera Giraud avec son double Moebius, en référence au ruban du mathématicien, symbole de l’infini, où l’artiste crée un univers onirique, une dimension parallèle mentale qui ne connaît pas de limite et explose littéralement les conventions des éditeurs de BD.
En 1975, il fonde aux côtés de Dionnet et Philippe Druillet, le magazine Métal hurlant. Il publie les aventures du héros Arzach chevauchant une sorte de ptérodactyle blanc dans un monde fantastique effacé de tout repère connu : le désert sans fin. Ces nouvelles graphiques sont dénuées d’histoires explicites et de paroles, l’art n’a pas besoin de bulles pour exister, l’auteur explore ses rêves silencieux inconscients avec une totale liberté d’expression où il aime dessiner des minéraux recélant une énergie vitale. Un effort est demandé au lecteur pour tenter de décoder cet univers ésotérique et surréaliste, Moebius fait de l’imaginaire un de ses thèmes de prédilection, et fait basculer la bande dessinée dans un âge adulte !
L’année suivante, Moebius dessine le « Garage hermétique » à la façon de l’écriture automatique des surréalistes où évolue un astéroïde contenant plusieurs mondes superposés, inventé par le Major Grubert et qui en surveille l’évolution à bord de son vaisseau spatial. L’image du Major passant à travers une fenêtre, à savoir la case de BD, est une ode à la poésie et à la création graphique perpétuelle.
Au début des années 1980, Moebius collabore avec le scénariste Alejandro Jodorowsky pour l’Incal, une histoire construite autour des notions alchimiques et qui relate les aventures du détective privé John Difool ayant reçu des supers pouvoirs de la part d’un extra-terrestre. L’exposition présente petits et grands formats d’une œuvre protéiforme : « la faune de Mars », « le monde d’Edena » (commande commerciale pour la marque Citroën), « La Divine Comédie » de Dante illustre un hommage à Gustave Doré, ou encore le thème de « L’Alchimiste » avec le célèbre roman de Paulo Coelho.
Regard international
En parallèle à sa production de bande-dessinée, l’industrie du cinéma fait appel au maître Moebius pour la création de décors, de personnages d’affiches et de story-boards : « Alien » de Ridley Scott, « Tron » de Steven Lisberger, « Willow » de Ron Howard, « Abyss » de James Cameron, « Le cinquième élément » de Luc Besson seront quelques collaborations dans lesquelles le langage créatif de Moebius s’exprimera plus ou moins dans le résultat final… Jean Giraud choisit de ne pas devenir réalisateur, par réalisme, par pragmatisme, faute de temps : être à la fois Moebius et Gir demande à ne pas faire de concession.
Sa réputation s’étend jusqu’au Japon avec la rencontre du maître de l’animation nippone et du manga, Hayao Miyazaki. D’emblée, l’admiration est réciproque, les deux hommes ont comme points communs leur admiration du cinéma et des réalisateurs, comme de dépasser les limites traditionnelles de l’animation et de la BD jeunesse à travers un imaginaire hors-normes lié à l’esprit de la nature et à ses forces omnipotentes.
« Inside Moebius, l’alchimie du trait » est à l’image du ruban sans fin. C’est une longue introspection de Jean Giraud, un authentique artiste qui a révolutionné le cadre (ou plutôt la case) de sa discipline en nous ouvrant à un nouveau monde fantastique : le sien.
(« Inside Moebius, l’alchimie du trait » à l’Hôtel des Arts de Toulon, Centre d’art du Département du Var, 236 Boulevard du Général Leclerc, Toulon, entrée libre, du 21 octobre 2017 au 21 janvier 2018, https://hda.var.fr/ ; tous visuels photos Stéphane Chemin)