Déjà auteur de deux livres chez Dervy (« Le Tracé du maître », 2008 et « Le maître de lumière », 2009, parution originale Albin Michel 2004), comme des enluminures ornant des ouvrages-phares du patrimoine (Perceval le Gallois, Le livre de l’Apocalypse, Mutus Liber), ce dernier perpétue au 21e siècle un chemin de conscience dans le droit-fil des maîtres anciens. A leur image, les 33 enluminures originales qui accompagnent la lecture nous font plonger au plus profond du voyage dantesque. Avec humilité, Jean-Luc Leguay nous fait pénétrer dans les arcanes d’un savoir millénaire, uniquement connu d’une poignée. En route…
Le Mot et la Chose : Jean-Luc Leguay, vous restez l’un des seuls enlumineurs réguliers en Europe, et le dernier de la tradition italienne. Tout d’abord, que représente pour vous l’antique geste de l’enlumineur ?
Jean-Luc Leguay : Le parchemin est un plan vide. De ce rien, un point naît, suivi d’une ligne, d’une multitude de lignes, un ordre cosmique s’agence. Le geste premier de l’enlumineur est de percer la surface du visible avec la pointe de son compas. Ainsi, il passe de l’autre côté de l’écran. Ce que l’on nomme le réel n’est pas ce que nous voyons. Ce que nous percevons et jugeons, n’est qu’apparence, illusion. L’enluminure est un chemin initiatique : un chemin de conscience. Elle est un pont entre le visible et l’invisible, entre l’ombre et la lumière, entre l’intérieur et l’extérieur. Elle ouvre différentes perspectives, trouées dans le temps et dans l’espace.
MC : Enluminure nous vient du latin illuminare, qui signifie « mettre en lumière ». Que cherchez-vous, par-delà la technique et les couleurs, à mettre en lumière lorsque vous êtes face à la feuille ?
J-L. L : Ma première pensée est d’inviter le lecteur à voyager dans les différentes sphères de son être. Lui transmettre le savoir reçu de mon Maître ermite. Lui ouvrir les portes des chemins de la Lumière.
MC : Vous avez eu une première vie comme chorégraphe et professeur de danse. Quel est votre parcours et comment en vient-on de l’expression du corps à cette « expression de l’âme » qu’on sent émaner de votre travail ?
J-L. L : Valoriser la beauté, la danse, diriger une compagnie de ballets, être nourri par des artistes et les applaudissements du public, courir l’Europe de spectacles en spectacles, tout cela m’avait énormément apporté mais devenait aussi, au fil du temps, moins vital. Il fallait que je renouvelle ma créativité, un appel d’air vers autre chose.
Pour élargir mon horizon artistique, je m’orientai alors vers les danses sacrées méditerranéennes. Puis de passage à Turin, pour un gala d’étoiles, je me rendais à la Bibliothèque Royale de la ville. Ma vie a basculé ce jour-là : en ouvrant un manuscrit médiéval ! Devant ces enluminures, happé par les images de Lumière qui s’échappaient du codex, je décidais de suivre la voie monastique des enlumineurs de tradition, et me promettais d’abandonner mon métier de chorégraphe si je trouvais un Maître.
MC : Vous avez passé 10 ans auprès d’un maître enlumineur non loin de Naples. Pouvez-vous raconter le lent apprentissage qui fût le vôtre, et la relation particulière qui vous unissait ?
J-L. L : Ma quête d’un Maître devint insatiable. Je découvris enfin un moine ermite italien qui accepta de me prendre comme élève. Son enseignement fut lumière sur lumière !
Le visage de cet ermite, sa quiétude s’imprimaient en moi pour ne plus me quitter. Je trouvais à ses côtés une paix du cœur que le monde dans lequel j’évoluais jusque là ne pouvait m’offrir.
Pendant dix ans, il m’éleva progressivement, comme on élève un néophyte, semblable à un germe qui tend vers la lumière avec fragilité. Il me transmit les gestes de métier de sa filiation, je reçus les trois initiations qui mènent à la maîtrise et fus enfin consacré Maître enlumineur. Mon Maître m’enseigna les lois du sommeil et de l’alimentation, ainsi que tous les savoirs traditionnels qui étaient en sa possession, du symbolisme à la connaissance des textes sacrés, de l’art des couleurs jusqu’à celui de la géométrie…
MC : Vous avez entre autres enluminé « Perceval le Gallois », et « Le livre de l’Apocalypse ». Quelle place La Divine Comédie de Dante tient-elle dans votre panthéon littéraire et spirituel ?
J-L. L : Un après-midi, j’avais 15 ans : attiré par une gravure de Gustave Doré, je découvris la couverture du livre de La Divine Comédie. Je fus impressionné ! Quelle force déclencha alors en moi sa lecture, les descriptions de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis ! Jusqu’à l’âge de 20 ans, je n’ouvris aucun autre livre. Ce vaste poème d’amour a accompagné toute mon existence.
MC : Quel message cherchez-vous à délivrer, ou quels effets souhaitez-vous induire au lecteur qui découvrirait pour la première fois le livre ?
J-L. L : Une enluminure se construit comme un espace sacré. La page est à la fois sol et élévation d’une cathédrale. En contemplant l’image, au-delà de ce qu’elle représente, le spectateur reçoit de la force. Sans en être conscient, il subit l’influence dynamique de la géométrie. Son cœur vibre au rythme de l’image. Tout peut s’ouvrir !
L’enluminure est à la fois un chemin de métamorphose, de dépouillement et de rayonnement. Le lecteur regarde alors les choses qui l’entourent avec d’autres yeux. L’image traditionnelle est un reflet du cosmos. Dans un livre enluminé, la parole et la lumière s’unissent pour permettre au lecteur de rebâtir son monde. Ainsi, en contemplant une enluminure, des sons inaudibles se répercutent sur celui qui regarde, comme l’appel d’une musique de l’âme.
MC : La Divine Comédie est pour toujours associée aux 92 dessins de Botticelli. Vous ont-ils inspiré dans votre démarche, ou bien revendiquez-vous une approche purement intime et intuitive du texte ?
J-L. L : Les dessins de Botticelli, comme les « Divine Comédie » enluminées, nous portent par le souffle qu’ils véhiculent, au-delà de la forme extérieure. Ces images du passé s’impriment en nous car elles éveillent notre symbolique archétypale. Notre mental est construit par tous les Maîtres qui nous ont précédés. Ils ouvrent notre vision pour nous projeter vers l’avenir.
Je ne m’inspire d’aucun dessin ou peinture, j’ai été formé pour être relié à l’inexprimable. L’enlumineur est un serviteur de la lumière. Il accomplit des rites afin d’accéder au vide contemplatif. Dans cet espace hors de toute dimension, dans un profond silence, dans ce point de repos, il devient un miroir limpide pour s’immerger dans la lumière des origines afin que les images se révèlent à lui.
MC : Dans sa Divine Comédie, Dante relate son lent voyage qui le mène de l’Enfer au Paradis, puis à l’ultime contemplation du Divin. Diriez-vous qu’à sa suite et à l’instar de Virgile, votre « maître » fut votre guide dans une quête spirituelle ?
J-L. L : Dans La Divine Comédie, Virgile guide Dante jusqu’au seuil du Paradis Terrestre. Virgile est le passeur d’âme. Il est celui qui sacrifie son illumination pour ouvrir la porte jusqu’à ce que le dernier homme soit sauvé. C’est la voie de l’Amour.
Mon Maître, pas à pas, m’a guidé dans les labyrinthes secrets de l’image traditionnelle. J’ai compris que toute la nature, toute la vie sont un livre ouvert pour les hommes dans lequel nous pouvons lire des paroles qui nous sont destinées.
L’enseignement de mon Maître continue par-delà sa mort physique. À chaque enluminure sur laquelle je travaille, de ma mémoire éveillée, ressurgissent des paroles et des gestes fondateurs. La main des Maîtres du passé m’accompagne, me guide, devient mienne et me porte vers les sommets de la connaissance.
MC : Pouvez-vous nous parler des 64 enluminures du « Mutus Liber », le livre muet de l’alchimie ?
J-L. L : Le « Livre muet de l’initiation » est un ouvrage sans discours ni explication. Les enluminures, d’une grande richesse symbolique, cumulent plusieurs significations et ouvrent les différentes voies de la contemplation. Tous les personnages, paysages, voûtes et dallages représentés nous initient à voir au-delà du réel, selon nos croyances, et aiguisent nos sens physiques et spirituels. Ces images, construites d’après la science traditionnelle, véhiculent le sacré pour faire pénétrer le lecteur dans les arcanes secrètes de son origine.
MC : Que signifie Heraclius. A au sein de votre univers ?
J-L. L : Je ne signe pas mes œuvres de mon nom, car elles sont l’expression d’un art qui véhicule des messages au-delà de l’œuvre et de l’artisan. Ce dernier est une main de lumière dans l’ombre. Je ne suis que l’humble passeur de quelque chose qui me dépasse, et qui me dépassera toujours. Signer, c’est se désigner : je signe Héraclius. A, ce nom que mon Maître m’a donné et qui est garant de l’authenticité de ce qui m’a été transmis.
MC : En 2004, vous relatiez l’itinéraire singulier qui est le vôtre dans « Le maître de lumière ». En 2008, « Le Tracé du maître » synthétisait cette expérience en l’ouvrant sur de nouvelles perspectives. Quelle sera votre actualité en 2014 ?
J-L. L : En 2014, paraîtra aux éditions Dervy un roman noir initiatique : « Le septième palais ». Ce livre est le premier de la série « Illuminator ». Le héros, perdu dans une mégapole tentaculaire, détient un secret enfoui au tréfonds de sa mémoire ; une arme absolue qui peut détruire et rebâtir les mondes. Ce récit où se mêlent l’action, les sentiments et des réflexions sur notre existence, permettra au lecteur de découvrir les rites ancestraux et les chemins de la Lumière.
MC : Quel avenir imaginez-vous pour l’enluminure traditionnelle au 21esiècle, à l’ère numérique ? Espérez-vous transmettre votre savoir un jour, de maître à disciple ?
J-L. L : Dans notre monde contemporain, nous avons considérablement réduit notre vision. Les images dont nous sommes abreuvées ne portent plus aucun ordre profond, aucune harmonie, aucune connaissance. Elles sont une agression perpétuelle pour notre corps et notre mental. Comment ne pas vivre de façon désordonnée dans une société remplie de représentations chaotiques ? Comment construire l’homme des générations futures dans cette confusion ?
Parents, éducateurs et enseignants sont totalement désorientés face à la prolifération des images que nous recevons quotidiennement. Il ne s’agit pas de reproduire des images du passé et de s’enfermer dans un protectionnisme stérile ! Il s’agit d’offrir aux créateurs les clés de construction transmises par les imagiers traditionnels. Ainsi, les innovateurs d’aujourd’hui pourront adapter les connaissances des anciens aux techniques actuelles et futures. L’influence des médias est telle qu’ils doivent prendre conscience de leurs responsabilités. Ces nouvelles images, issues de toutes les cultures, ne détruiront pas les capacités mentales des nouvelles générations, mais éveilleront, développeront et enrichiront les potentialités de l’être humain, afin que ce dernier, en toute conscience, liberté et inventivité, trouve sa place d’homme dans nos sociétés.
MC : Il est coutume de dire que tout portrait est un autoportrait. Pour finir, que disent vos enluminures de vous-même ?
J-L. L : Durant mes dix ans d’apprentissage à l’ermitage, le plus difficile n’était pas de savoir dessiner, de fabriquer des couleurs, ou de peindre. La grande difficulté était de parvenir à un vide contemplatif, de m’effacer de l’œuvre afin qu’elle véhicule « l’art de la vie » que les anciens Maîtres nommaient Sagesse.