Car c’est bien une partie importante de la vie de la grande poétesse américaine qui constitue le sujet de ce livre. Biographie alors ? Définitivement non, même si Charyn s’est armé jusqu’aux dents des outils nécessaires à rendre sa fiction parfaitement vraisemblable. Il s’agit bel et bien d’un roman dont l’héroïne est Emily Dickinson – la Emily Dickinson de Jerome Charyn, éperdument amoureux du personnage qui fut le premier poète qu’il ait jamais lu.
« Elle était le premier poète que j’eusse jamais lu, et je fus d’emblée accroché, hypnotisé, parce que son écriture enfreignait toutes les règles. Les mots provoquaient leur propre réaction en chaîne, leur propre feu. Elle était capable d’abasourdir, de charmer et de tuer « avec des dagues de mélodie ». Je ne me suis jamais vraiment remis de l’avoir lue. »
Alors, pour s’en remettre sûrement, ou pour au contraire continuer l’éblouissement, Charyn écrit le roman d’Emily Dickinson. Un chef-d’œuvre.
Personnage romanesque donc mais Charyn prend bien soin de nous en avertir en préface (note de l’auteur) la « vraie » Emily était aussi un personnage ô combien romanesque ! En tout cas en parfaite cohérence avec la narratrice de notre roman.
« Le roman sera entièrement narré par la voix d’Emily, avec ses modulations et ses tropes – tropes que j’ai appris de ses lettres, dans lesquelles elle revêt cent masques différents, jouant l’amante blessée, la pénitente et la diablesse, pour notre ravissement et notre gêne occasionnelle, tout comme j’espère que mon Emily à moi ravira et dérangera le lecteur, faisant résonner le XXIème siècle de sa folle musique. »
Pari mille fois gagné par un Charyn au sommet de son art de styliste et de narrateur. « Son » Emily étincelle de mille feux, emmenant le lecteur dans des torrents de plaisir, faits de rire, de folies, d’amours, de délires familiaux, d’aventures rocambolesques mais aussi de sensibilité et de chagrins. Personnage fascinant, attachant au plus haut point, Emily nous fait beaucoup rire. Elle est naturellement drôle par sa capacité à décaler l’événement de l’affectif à l’objectif, ce qui lui confère aussitôt une dimension comique, même quand il s’agit d’un événement triste. Les déboires sentimentaux d’Emily – tous platoniques au demeurant – sont hilarants malgré les blessures profondes qu’ils impriment sur le personnage. C’est sa manière à elle de panser ces blessures.
« Nous sommes en pleine saison des amours. Les « Valentines » continuent à voler en tous sens comme autant de projectiles, et toutes les belles semblent avoir une cohorte d’admirateurs – toutes les belles sauf une, étant donné que mon grand prétendant ne semble plus compter depuis qu’il a échangé mon amour contre un allègement de ses dettes envers l’université, et mes autres prétendants, dont mes lèvres ne prononcent pas le nom, ne valent pas une tarte au citron. »
Emily nous touche aussi au plus profond. La mort du père adoré est un moment de trouble de l’âme intense. C’est le passage où la douleur ne peut être maquillée par l’humour, elle est trop brûlante.
« Ainsi en alla-t-il des années durant, avec une intensité variable, du jour où Père cessa de parcourir la maison en pantoufles. Je n’osais pas fouiller dans ses placards pour trouver des indices. Je n’ouvrais même jamais sa porte, cette boussole de mon enfance, mon nord vrai. Tant que Père vécut avec nous, je gravissais l’escalier comme un soldat, me sentais en majestueuse sécurité dès que je franchissais sa porte. Mais toute sécurité a désormais abandonné cette maison. »
Jerome Charyn est un immense écrivain, probablement un des plus grands écrivains d’aujourd’hui. Il nous avait habitué à un génie narratif hors du commun et à une écriture ciselée et limpide. Mais son génie dans ce livre va encore au-delà : il est fait du trouble même dans lequel il met en permanence le lecteur, trouble que constitue le flottement de la frontière entre réel et fiction. En mêlant les lignes, Charyn compose une ode brillante à la magie de la littérature. Très grande œuvre.