Pensée par Diane de Selliers Editeur en 2007 comme une offre complémentaire àl’altière « grande collection » de la Maison, elle s’inscrit, par son format et son prix réduits, dans la logique de mettre les chefs-d’œuvre du patrimoine littéraire mondial à la portée du plus grand nombre. Une démarche chère à Diane de Selliers à l’heure numérique (voir notre interview consacrée à l’Enfer de Dante pour appli iPad).

« La petite collection » se dote aujourd’hui d’un nouveau titre au parfum millénaire : l’Enéide de Virgile. Œuvre phare des latinistes, classique d’entre les classiques, l’Enéide a néanmoins pâti (et pâtit encore) d’une réputation passéiste et datée, d’une vocation de missel pour vieilles filles, universitaires voûtés ou chercheurs à la retraite à qui la lecture d’une page de Virgile de temps à autre serait l’unique compagnie. En clair, rien à voir avec le thrilling, ce tropisme à consonance anglo-saxonne, qui vous envahit à la découverte des (més)aventures d’Enée et de ses compagnons, en vogue pour six ans de galère vers la terre promise du Latium, en but à la résistance barbare des peuplades rutules, pour finir par l’édification d’Albe, future Rome d’ascendance héroïque donc, puisque troyenne. Autant dire que l’Enéide est une fresque, grandiose, gigantesque, qui relègue les blockbusters au rang d’antiquités ! Surtout, l’histoire est d‘une étonnante vitalité.

«L’Enéide, illustrée par les fresques et les mosaïques antiques », de Virgile, Diane de Selliers Editeur

«L’Enéide, illustrée par les fresques et les mosaïques antiques », de Virgile, Diane de Selliers Editeur

Comme à chaque parution des éditions Diane de Selliers, la superbe iconographie complète, résume et prolonge le propos dans le plus parfait respect de l’œuvre originale et une symbiose tutélaire. L’équipe, emmenée par l’éditrice, n’a compté ni ses heures ni son temps pour retrouver les fresques et mosaïques les plus cohérentes avec l’univers virgilien, dont certaines ont aujourd’hui disparues, parties en poussière ou pillées. On imagine le travail de fourmi que réclame une telle entreprise (chaque ouvrage nécessitant plusieurs années de recherche) dans les fonds archéologiques, pour puiser la pièce rare, la mosaïque sicilienne ou de proche Arabie, le vestige syrien, turc, avant disparition. La curiosité pure est au rendez-vous : telle cette mosaïque témoin du combat légendaire de Darès et Entelle, trouvée dans le Sud de la France et jusqu’ici seulement connue d’un cercle restreint de spécialistes…

A l’instar de l’Iliade et de l’Odyssée, le conte virgilien se fait récit initiatique. Le monde d’avant Rome décrit par l’auteur est belliqueux, mis-à-sac, régi d’une part par la loi, de l’autre par les passions. Vous avez dit moderne ? Si la destinée reste mystérieuse, les batailles ont un son, les dieux héritent d’une langue et les hommes, d’un rôle. Mais l’Enéide, c’est aussi le grand roman du doute et de son corollaire, la foi. Quels brisants, quelles épreuves le troyen Enée ne doit-il pas affronter pour se rétablir dans sa dynastie et son droit ? Fils du mortel Anchise et de Vénus, fuyant Troie en flammes, balloté au gré des courants, héros déçu, père, mari, amant, repoussé trente fois en mer quand lui voit poindre la côte, Enée est le parangon de l’élu, cet être aimé des nymphes mais voué à d’inévitables péripéties tant que sa mission divine n’est pas complète. Amours brisées avec la mort de Didon, mise à l’épreuve à Cumes lors de sa descente aux Enfers (Chant VI, un morceau d’anthologie), tentations, itinérances, puis la lumière au bout. Un résumé de l’humanité éternelle, en somme. A l’image des grands mystiques ou des ermites, Enée fait route vers la foi par le vaisseau du doute.

Images extraites de «L’Enéide, illustrée par les fresques et les mosaïques antiques », de Virgile, Diane de Selliers Editeur

Images extraites de «L’Enéide, illustrée par les fresques et les mosaïques antiques », de Virgile, Diane de Selliers Editeur

Inspirateur où passe le souffle chaud de la Méditerranée et générateur de rythmes propres à susciter l’engouement, le poème original en hexamètres dactyliques (six mesures de deux temps) est découpé en 12 chants de 700 à 900 vers chacun. Pour les puristes, leur sonorité est à retrouver en fin d’ouvrage. Les néophytes auront quant à eux le plaisir d’aborder l’Enéide dans la traduction ô combien fluide de Marc Chouet, spécialiste Genevois de la culture latine.

Jaillie de la quenouille d’une Parque, dénudée par l’écheveau des alexandrins libres, l’Enéidevue par Diane de Selliers interroge sur la source même de tout principe créateur. Virgile a mythifié les origines de son époque. C’est en fantasmant son passé qu’il nous autorise à faire de même du nôtre. Qui de l’artiste, du poète, du conteur, de l’homme politique fait et défait ce que l’on appelle Histoire ? En nous poussant à voir l’Histoire à travers le rideau du mythe, Virgile a gagné sa place dans l’Elysium et une éternelle jeunesse. La « petite collection » honore ce texte qui pèse de tout le poids de la densité humaine, tout en laissant la part belle aux œuvres picturales affadies dans la gigantesque machine à laver du temps. On en sort rincés, mais heureux d’être en vie, jeunes et bouillonnants !