Quel intérêt présenterait «  Le Silence des Agneaux » sans son psychiatre cannibale suintant la supériorité intellectuelle ? Et Tolkien, aurait-il lancé nains, elfes et hobbits sur la piste de l’Anneau sans avoir d’abord pensé une force suffisamment maligne pour justifier à eux tous leur quête ? Question de logique. Question de regard aussi. On le voit, dans chaque cas, la figure néfaste, maléfique d’une œuvre sert tout à la fois de moteur, de levier, d’excuse, de prétexte aux mille bras narratifs qui d’elle ne manqueront pas de s’écouler. Elle incarne l’imperium autour duquel le chaos de la fable s’organise. Car c’est dans l’épaisseur, la constante versatilité du noir que résident les couleurs chamarrées du prisme, le nuancier extatique contre lequel l’homme se définit, se teste, se met à l’épreuve. Au juste, qu’est-ce que le mal ? C’est peut-être cette question toute bête que « Les Borgia » de Klabund (éditions Max Milo), tente de définir à la pointe acide du stylet.

"Les Borgia" de Klabund -  Editions Max Milo

« Les Borgia » de Klabund – Editions Max Milo

Alfred Henschke, dit Klabund, naît en 1891 dans l’obscure Crossen sur l’Oder, et meurt quelques trente-huit ans plus tard, emporté par la tuberculose. Ce « mal », il l’avait mis en déroute le long des 1500 poèmes, 25 pièces et 12 romans qui fomentent le corpus de son activité narrative et livresque. Saluons au passage Max Milo pour son excellente initiative de publier l’intégrale Klabund courant 2012. Retour sur 1925, « Le Cercle de Craie Caucasien » lui vaut la notoriété. « Franziskus », opus sur Saint François d’Assise, « Mohamed » ou « Raspoutine » l’avaient précédé. « Les Borgia », sorti des presses l’année 1928, sera donc son testament. Craché comme un borborygme, son titre rutile déjà d’orgueil. Alfred « Klabund » Henschke, l’air d’un intellectuel tsariste, tient, avec ce relent d’espèce finissante, l’histoire par les couilles ! Blasphème ! Meurtre ! Lucre ! En 250 pages et autant d’images, tout y passe. Il nous convie, écartant le rideau sur de très courts chapitres, au baroque et à l’orage, au sacrilège complice et au plaisir tacite dans la posture du voyeur qui ne cautionnerait rien mais jouirait de tout. Culs bénis et pinces à bénitiers, passez votre chemin ! On a souvent comparé l’art de Klabund, par son emploi de phrases simples, livrées encore nues, au savoir-faire synthétique du script et du cinéma. Toutefois, s’il est précurseur, ou du moins, annonciateur de l’ampleur à venir d’un art, c’est bien de celui de la photographie. Amusons-nous simplement à imaginer un David Lachapelle écrivain. Il y a fort à parier que l’histrion provoc’ convoquerait des images fortes dans de petits livres succincts. A l’instar de Klabund. De fait, contrairement à ces essais romancés, fictions historiques et autres chroniques de la même farine au devant desquels il partage le même patronyme de couverture, « Les Borgia » se démarque par un rythme de cartoon, propulsant ses personnages à peine nés vers l’âge adulte, accélérant leurs idées en succès, et transformant leurs victoires en défaites.

Affiche "Borgia", David Lachapelle, Canal +

Affiche « Borgia », David LaChapelle, Canal +

Tel Maupassant avant lui, Klabund se trouva tôt influencé par les doctrines schopenhaueriennes d’un monde où l’homme devait être ramené à ses instincts les plus vestigiales, qui sont l’égoïsme, la méchanceté et la pitié. Dès lors, le désordre apparent des faiblesses et vilénies humaines procédait d’un chaos qui s’organise. Dans cette optique, le chaos pouvant se rapprocher d’une monade élaborée, suffit à l’Homo Sapiens d’éclairer sa route grâce à la lampe « pessimisme », puisque, d’après les pensées du philosophe, l’homme n’est qu’ « un instinct sexuel qui a pris forme ». Du reste, l’auteur accusait une fascination équivoque, teintée de mysticisme, envers les illuminés, les hallucinés, rejetons fantasmés de l’Histoire, guides spirituels autoproclamés. La dynastie Borgia, dans les qualités hors-norme qu’elle présentait, ne pouvait que titiller son imagination férue de délire ordonné. Visitant les bas-fonds pulsionnels de cette bande d’athées dont la seule religion ne pouvait être que le pouvoir, Alfred Henschke découvrit-il, la grande faucheuse à sa porte, une forme de réponse à son mal intime ? Comme l’écrit un jour Pierre Michon : « La littérature est une forme déchue de la prière, la prière d’un monde sans Dieu ».

(« Les Borgia » de Klabund, Max Milo Editions, traduit de l’allemand par Jacques Meunier, sortie le 1er Septembre 2011, 256 pages, 16 €)