Cinq Récits enchâssés – un personnage d’un récit narre le récit suivant – cinq perles qui prennent place avec une autorité magistrale dans la grande lignée de la littérature américaine. Fils spirituel de Thoreau, nourri d’influences baroques européennes (il rencontra Mary Shelley et Walter Scott lors d’un voyage de jeunesse en Angleterre), on découvre dans cette œuvre que Washington Irving est aussi le père spirituel de Nathaniel Hawthorne ou Edgar Poe.
Récits fantastiques ou à la limite du fantastique – le genre est tenu à distance par l’humour d’Irving (« mais ce sont histoires de bonnes femmes » vient toujours démystifier l’irrationnel) – ces contes sont d’une richesse extraordinaire.
Commençons par le propos fictionnel, la matière de ces récits. Il s’agit de légendes, rapportées par divers personnages, portant sur la quête de trésors évoqués par les croyances populaires. Ici, essentiellement ceux supposés enfouis on ne sait pas bien où par William Kidd, célèbre corsaire (pirate ?) pendu en 1701, qui possédait d’immenses trésors.
D’entrée, Irving nous laisse entrevoir une des dimensions principales de son entreprise : éclairer un état d’esprit, une mentalité profonde, une aspiration définitivement américaine : le rêve de richesse. L’appel du futur capitalisme, rien moins ! Dimension d’autant plus prégnante que ces récits ne prennent pas place n’importe où, jugez-en :
« A environ six miles de la célèbre ville des Manhattoes sur le Sound, ce détroit, ou bras de mer, qui passe entre le continent et Nassau – que l’on appelle aussi Long Island »
Nous sommes à … Manhattan avant « le » Manhattan, et ces récits vont charrier mythes et histoires vraies de la naissance et du développement de New York, cœur du capitalisme ! Et le regard d’Irving sur ces pionniers du capitalisme est déjà des plus ironiques et mordants :
« (La province) devint le repaire d’aventuriers de toutes sortes, d’âmes dissolues et de cette classe d’individus audacieux qui vivent d’industrie et font fi des entraves désuètes qu’imposent les lois et la religion. »
Ce texte est écrit en 1832, on est encore loin de Marx mais quand même …
Ode à la nature aussi, magnifiée, déifiée même quand elle est radicalement hostile : là encore Irving nous place au cœur battant de l’Amérique littéraire. L’ombre du contemporain Thoreau plane sur des pages entières de ces récits, avec une sensibilité bien plus panthéiste que romantique, parce que contemplative et empreinte de religiosité.
« Les batraciens des débuts du printemps se muèrent en grenouilles-taureau, leur chant flûté devint coassement pendant les chaleurs estivales, puis ce fut le silence. Le pécher porta ses bourgeons, ses fleurs et puis ses fruits. Martinets et hirondelles arrivèrent, réjouirent les toitures de leurs gazouillements, bâtirent leur nid, élevèrent leur progéniture et après s’être rassemblés sous les avant-toits, prirent leur envol pour chercher ailleurs un nouveau printemps. »
Dès les premières traces littéraires du Nouveau Monde jusqu’à la littérature d’aujourd’hui, jamais les américains ne se déferont de cette tradition de l’adoration de la nature, de la création de Dieu.
Mais ces récits sont aussi des contes noirs qui annoncent clairement les contes de Hawthorne ou de Poe. Le cadre est sombre et inquiétant, les eaux glauques, les lumières opaques, la végétation hostile :
« Tom cherchait avec précaution son chemin à travers cette forêt perfide ; il sautait d’une touffe de joncs à l’autre et de racine en racine, marchepieds précaires au milieu des palus insondables ; longeant avec l’adresse cauteleuse d’un chat les troncs des arbres effondrés, il sursautait de temps en temps au cri brusque d’un butor ou au cancan d’un canard sauvage qui prenait son vol de quelque étang solitaire. »
Les personnages sont patibulaires, dangereux, menaçants. Le Diable lui-même n’est jamais bien loin ! Sous les traits de quelque bûcheron solitaire, ou de quelque marin buriné par les sels et les vents.
Ainsi le « grand Zigue » – qui ne peut être que Satan :
« … son visage, ni noir ni cuivré, était basané, sali, souillé de suie, comme celui d’un homme que son labeur avait rendu coutumier de la chaleur ardente des forges. »
Récits drôlatiques enfin, parsemés d’un humour permanent, à commencer par la distance narrative qu’Irving prend avec son propre récit et qu’il revendique dès l’ouverture :
« Ce qui suit est tout ce que j’ai pu rassembler, au cours de longues années, qui eût l’air un tant soit peu authentique. »
Chef-d’œuvre littéraire, le lecteur est le vrai « déterreur de trésors » avec ce petit livre dans les mains ! Et à ce chef-d’œuvre il faut associer intimement les maîtres d’œuvre et traducteurs que sont Thomas Constantinesco et Bruno Montfort qui font ici œuvre de joailliers. La traduction de ce texte est – en soi – une merveille littéraire tant la langue y est ciselée, poétique, parfaite.
Un grand moment de littérature.
(« Les déterreurs de trésors » (The money diggers), de Washington Irving, Editions Rue d’Ulm, Trad. de l‘anglais (USA) et présentation Thomas Constantinesco et Bruno Montfort, sortie 15 mars 2014, 125 pages, 13 €)