« Nous sommes humains si nous savons aimer »

Destinée à la postérité, l’histoire légendaire de la belle Leyli et de son amant Majnûn remonte à la tradition orale des mythes et des chants arabes. Une origine inconnue pour une parabole populaire à la portée universelle. Elle est fixée, dès le 10e siècle, par l’Arabe Abûl-Faraj al-Isfahânî, dans son « Livre des chants », puis par de nombreux auteurs, aussi bien Persans qu’Indiens, qui vont chacun apporter ajouts et détails à la légende de base, à l’instar du poète de langue persane Nezâmi, qui invente une enfance aux deux protagonistes, dans le pli du 12e siècle. Un héritage et deux archétypes d’amants purs, qui vont converger, au 15e siècle, pour enflammer le talent d’un poète persan accompli, Jâmi. Ce dernier va délaisser les courants successifs indiens, afin de renouer avec ses sources arabisantes.

A la fois savant, théologien, mystique et grand esprit pétri d’ésotérisme soufi, Jâmi est un nom qui résonne profondément dans les sphères philosophique, littéraire, et spirituelle, via ses nombreuses œuvres en arabe et persan. Continuateur d’un Rûmi, Jâmi est aussi à l’aise dans la verve populaire et joueuse, que dans la rédaction d’écrits à visée plus érudite. Que nous raconte alors « Leyli et Majnûn de Jâmi » ?

Au temps de l’Arabie heureuse, un poète prénommé Qeys se prend d’amour pour une jeune fille, Leyli. Il chante les élans de son cœur aux oreilles de tous. Mais cet étalage public n’est pas du goût du père de Leyli, qui interdit le mariage aux jeunes gens. Dès lors, Qeys va devenir « majnûn » : le fou, en persan. Il part dans le désert, en quête de lui-même, et incarne désormais le fou à la recherche de l’Amour ultime…la vision de Dieu.

Ivresse spirituelle des mots retranscrite, dans le flacon du texte, par les vapeurs enivrantes de la traduction.

Normalienne, agrégée et docteur en littérature, à la double culture française et persane, on ne présente plus Leili Anvar chez Diane de Selliers. Elle y a notamment réalisé plusieurs traductions qui font autorité, tel « Le Cantique des Oiseaux », et précédemment signé la biographie passionnante d’une grande mystique contemporaine d’origine kurde, « Malek Jân Ne’mati : La vie n’est pas courte mais le temps est compté. » Spécialiste de l’Iran et de l’Afghanistan, amoureuse elle-même des mots et de leur musique, Leili Anvar est de ces personnalités rares qui accomplissent, par leur travail, une vraie transmission à autrui. Pour « Leyli et Majnûn de Jâmi illustré par les miniatures d’Orient », sa traduction en prose se nourrit autant de son expérience objective, que de sa sensibilité propre. Elle nous explique qu’en mettant l’Amour divin au cœur de sa vie : « Jâmi conçoit la forme narrative comme un réceptacle idéal… » Figure vivante, le désert surtout, tient lieu de cadre poétique au récit. Leili Anvar nous rappelle que, sous sa plume habitée, paysages désertiques, faunes et flores transforment les errances, le dénuement et la solitude du héros en mouvement perpétuel sur un chemin spirituel vers une ascension ultime.

S’Orienter par l’image

A cette traduction inédite, l’ouvrage ajoute la réunion de 180 miniatures persanes, mogholes, indiennes, ottomanes et turques, reproduites des plus beaux manuscrits issus de collections privées ou publiques, du 14e au 19e siècle. D’importants chefs-d’œuvre éclairant la route du lecteur à travers le texte, répondant à ses interrogations muettes. Curieusement, les épisodes que nous relate Jâmi n’ont pas fait l’objet d’illustrations directes. L’éditrice a donc choisi, dans le but de respecter fidèlement le poème, d’y associer dessins et gouaches symboliques « respirant » les diverses scènes poétiques, dépeignant en creux leur action dans le contexte. Une orientation par l’image à laquelle on s’abandonne, tant l’ensemble respire l’intelligence.

En des temps perdus, dans l’obscurité totale, au désert, ce magnifique volume de « Leyli et Majnûn de Jâmi illustré par les miniatures d’Orient » s’apparente à une bouée de sauvetage. Merveilleuse courroie de transmission, cet ouvrage peut aussi être, pour le lecteur, un garde-fou. Car, comme Majnûn, nous sommes invités à errer seuls, séparer le bien du faux sur cette terre, brûler notre enfer intérieur, enfin, libérés du poids des peurs et des illusions qui étouffent notre âme immortelle, puis renaître dans l’Amour vrai.

(« Leyli et Majnûn de Jâmi illustré par les miniatures d’Orient », Diane de Selliers Editeur, « La grande collection », 180 miniatures orientales du 14e au 19e siècle, traduction du persan, notes et introduction de Leili Anvar, direction scientifique de l’iconographie et introductions d’Amina Taha-Hussein Okada et Patrick Ringgenberg, 1 volume relié sous coffret, sortie octobre 2021, 432 pages, 230€ jusqu’au 1er février 2022, 250€ ensuite ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditrice)