« L’art était au cœur de mes préoccupations, tout tournait autour de lui, mais la politique occupait une place de plus en plus importante dans ma vie. »

Moments fugitifs, d’une vie d’errance ! Quoi de plus symbolique qu’une valise pour exprimer l’exil pour en garder la trace, l’émulsion même dans des petits bouts de papiers portant la révélation voyageuse, portant la révolution rageuse et qui s’étaient glissés avec le temps sous un canapé du repos, dans le salon de Lore Krüger ? Comme si les êtres étaient les plus importants et non les fragments mouvementés de cette mémoire. Entreposés là, comme inaccessibles au regard contemporain du souvenir…

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Pour rappel, Lore Krüger a 19 ans lors de la prise de pouvoir par Hitler, en 1933, et c’est à Londres, puis à Barcelone et à Palma de Majorque, qu’elle commence à photographier. Venue vivre en 1935 à̀ Paris, tout en fuyant l’Allemagne nazie et ses persécutions, elle suit les cours de Florence Henri (1893-1982) qui, connue d’abord pour sa peinture, se fait une place dans la photographie des avant-gardes tels que László Moholy-Nagy, Man Ray entre la fin des années 1920 et le début des années 1940. Lore Krüger se forge dans la lignée de cette esthétique et réalisera, entres autres à Paris en 1936, à New York en 1942, des photogrammes. Procédé à image unique, sans négatif et qui consiste à poser directement des objets sur le papier sensible puis, à les exposer quelques secondes à la lumière avant de les développer. Pendant son séjour à Paris, elle prend des cours de marxisme-léninisme à l’université allemande libre, se mobilise pour les Républicains espagnols et les combattants des Brigades internationales. Elle rencontre aussi Ernest Krüger, qui deviendra son mari, un moment d’un engagement politique entier, au sein de la communauté́ de réfugiés, d’artistes ou d’intellectuels, qu’ils soient juifs ou opposants politiques.

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 « Nous apprenions la solidarité », écrira-t-elle.

À partir de mai 1940 à Paris, des affiches ordonnent aux ressortissants Allemands et Autrichiens vivants en en France de se présenter dans des stades de regroupement. Le Vélodrome d’hiver étant celui des femmes, la plupart sont juives, communistes, intellectuelles et opposantes… À l’été, après avoir été mis en demeure par la police locale de Majorque de quitter l’île, les parents de Lore et Gisela n’ayant pu obtenir un visa d’émigration et dans le désespoir d’une grave maladie cardiaque de sa mère, décident de mettre fin à leurs jours. Lore Krüger n’oubliera jamais tous ses morts encombrés dans la terre meurtrie, comme le point d’une pupille lumineuse, qui efface d’un mouvement rapide les diaphragmes de cette noirceur.

Mais comment rendre alors ce vécu invisible ?

La raison ou la folie ne seraient-elles pas plus épaisses que le fil de nos pensées ?

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Poursuivant son odyssée là où la portent les mystères de ses pas, elle se retrouve à New-York avec son mari après deux séjours en camp de prisonniers. Elle s’attache à conserver son appareil et à photographier tout au long de cette période. Mais a-t-elle vraiment changé de regard ? Ses photographies sont-elles différentes de ses portraits de pêcheurs à Palma de Majorque, des gitans aux Saintes-Maries-de-la-Mer ?

Il y a une continuité chez Lore Krüger, un lien partagé avec les êtres quelle rencontre, avec les hommes et les femmes quelle photographie. D’un monde irrémédiablement perdu, arraché du cœur des hommes par « défaut » et que seule la mémoire, la mémoire de la mémoire permet de restituer encore debout. Fier de ce que l’on est malgré tout, malgré la pesanteur du doute, malgré l’insondable violence ! De retour à Berlin-Est en décembre 1946, Lore Krüger nous dit : « Nous fîmes ce choix car nous étions convaincus de contribuer par-là à changer cette ville, à la rendre meilleure et à la libérer de l’esprit nazi. »

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Ce qui est le plus frappant dans cette exposition, c’est la relation entre trois images : le masque en miroir de la série Variations sur un masque (Paris, 1935) ; l’image d’une surimpression d’Alberto Giacometti (Paris 1938) ; et ce très beau portrait de Lore Krüger par Florence Henri. Comme une triple interrogation, sur le prolongement d’une quête d’identité, dans ce monde absurde qui pourtant est beau par l’humanité qui s’en dégage. Une vision qui n’est pas seulement le reflet de l’âme, mais qui suggère et emporte avec elle la mélancolie du regard, de l’acceptation, d’une certaine forme de grâce, poussée par cette absolue nécessité à vivre quoi qu’il en coûte. Un masque qu’il faut fermement tenir sur son visage, à mi-chemin entre l’espace et le temps fixe d’un arrêt sur image. Pour retrouver en nous-mêmes, l’invisible, aux tendres passions, mais seulement, avec les yeux d’un enfant, prêt à accélérer la marche, poussé par un étrange pouvoir de séduction, l’amour de la vie.

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Les photographies de Lore Krüger apparaissent comme un soi dans le monde. Pour que ne meure jamais l’humanité des hommes qui la composent, comme pour dire que le mal ne triomphera jamais tant que subsistera le témoignage de cette lutte, de cette résistance de la beauté face à l’obscurantisme. Un monde qui ne survivra pas à la transparence des idées, à l’impression du bien, sur le papier noir de nos infortunes. Tel un positif unique de nos moments passés, fragile et inévitable reflet hétéroclite de l’exil. Les photographies de Lore Krüger retracent une histoire kaléidoscopique dans laquelle les parcours singuliers de chacun se diffractent en une trajectoire plurielle, entre recherche documentaire et fictionnelle. Comme si ces expériences hantaient encore le présent. Une « photosensible » où les lumières du monde flirtent avec la lumière de l’âme.

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Que reste t-il de cette histoire aujourd’hui ?

Une poésie de l’identité qui se cache sous le masque de chacun : l’humanisme.

Alors ne tendez plus la main mais embrassez le monde, on ne sait jamais vraiment ce que l’avenir porte en son sein, l’exil n’est jamais très loin !

« La vie ne tient parfois qu’à un bout de papier. »

(« Lore Krüger, une photographe en exil, 1934-1944 », Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, du 30 mars au 17 juillet 2016, http://www.mahj.org/fr/index.php ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)