« Tout homme éclairé doit sonder chaque observance en une recherche approfondie afin de la faire passer de la puissance à l’acte, ainsi il séparera la vie cachée de la mort apparente. »
Elnathan Ben Moché Kalkichi, Even Sapir
S’appuyant sur les recherches anthropologiques les plus récentes, l’exposition Magie. Anges et démons dans la tradition juive, traite d’un vaste sujet. Que représentent le développement d’une pensée de la pratique magique, des œuvres qui la représentent chargées d’un pouvoir sur la création et sur le monde divin ? La visite propose une essence de la pensée juive, sous diverses thématiques : le contrôle des démons, la protection des vivants, la magie, la kabbale et la religion…
Avec plus de 300 œuvres, l’exposition dévoile de nombreux artefacts, tels que des amulettes, des colliers, des pendentifs, des bracelets, des recueils de textes liturgiques et magiques, des bols incantatoires contre les démons, des cahiers de recettes de kabbale pratique, des manuscrits en hébreu contre le mauvais œil…
Autres raretés curieuses, plusieurs rouleaux, long de plusieurs mètres pour certains, que l’on peut glisser dans un étui d’argent pour (trans)porter sur soi. Ceux-ci représentent souvent de complexes figures énigmatiques pour le non initié, avec notamment la représentation d’arbres séfirotiques ornés de commentaires kabbalistiques, des schémas qui rappellent des représentations de traités astronomiques, des diagrammes… Appelés Ilan, ces rouleaux remplissaient plusieurs fonctions, d’ordre méditatif, d’étude divine mais sans « ornements » aux 18e et 19e siècles. Ils étaient encore considérés comme ayant un pouvoir apotropaïque (qui conjure le mauvais sort).
Preuve s’il en est que la kabbale « pratique » et la magie se situent sur le même espace de pratiques communes, à savoir, comme on l’apprend : « un rouleau kabbalistique destiné à être porté comme une amulette dans un étui d’argent comme un objet magique. »
« De jour le soleil ne t’atteindra pas,
ni la lune pendant la nuit.
Que l’éternel te préserve de tout mal,
qu’il protège ta vie !
Que le seigneur protège tes allées
et venues, désormais et durant l’éternité ! » – Psaume 121 : 6-8
Depuis la haute Antiquité, le parchemin a été le matériau de choix des amulettes personnalisées. Outre un plébiscite par le plus grand nombre du fait de leur faible coût de réalisation, ces amulettes en papier, rédigées à la main, restèrent populaires au sein de la communauté hébraïque jusqu’au 20e siècle.
Toutefois, les bijoux en métal, rehaussés de motifs protecteurs réalisés par des orfèvres juifs, restaient « l’objet » de prédilection, comme marqueur social, mais surtout chargés d’une fonction protectrice envers les femmes et les enfants qui devaient les porter en permanence. Les dessins les plus fréquemment utilisés ont des formes géométriques, tels le carré, le triangle, l’hexagramme étoilé, mais aussi des motifs populaires comme le cycle du Zodiaque, des motifs de la faune ou de la flore. On y trouve aussi des êtres surnaturels, des figures anthropomorphiques de démons comme la plus fréquente et la plus célèbre, la démone matriarcale archaïque Lilith, appelée aussi la « première Eve ».
En provenant du Proche-Orient ancien, de l’Empire romain, de Byzance, de l’empire Ottoman, ainsi que d’Asie centrale, du Moyen-Orient, du Maghreb et du monde ashkénaze du Moyen-âge jusqu’à nos jours, ces artefacts témoignent d’une croyance des hommes en l’existence et la puissance d’êtres invisibles, sans interruption, dans l’espace et le temps des traditions populaires du monde juif. Par ailleurs, au-delà de leur beauté intrinsèque et de leur puissance d’évocation, ils montrent comment leur existence, tant du point de vue géographique, culturel que commercial, ont nourri les échanges entre les 3 religions du Livre.
Qui veut aborder le sujet de la magie juive, de la kabbale (Qabalah, littéralement « réception », nom donné à la tradition ésotérique juive depuis le Moyen-âge) et de la kabbale « pratique » (Qabalah ma ‘assit, traitant des aspects pratiques et magiques de la mystique juive), doit, comme l’écrit Josef H. Chajes (professeur à l’université de Haïfa) dans la catalogue accompagnant l’exposition, être « repensé », nuancé dans son approche, sans porter de jugement de valeur car : « il est impossible de tracer une ligne de partage absolue entre la kabbale et la magie juive qui elle même est antérieure à la kabbale de plus d’un millénaire, certains témoignant même d’une quasi-fusion et qu’il est préférable de considérer le sujet dans sa globalité. »
La magie juive ne fait pas exception au caractère syncrétique des influences, fertilisation croisée aux sources divinatoires de la magie et du Divin. Ainsi, le nom de Dieu le plus populaire dans les textes magique des « païens » gréco-égyptiens n’est ni Zeus, ni Osiris mais Laô, celui du Dieu juif. Ou encore l’utilisation de la hamsah, signifiant « cinq » en arabe, est aussi le terme hébreu qui désigne la paume d’une main tendue, symbole apotropaïque aussi bien utilisé par les musulmans que par le peuple juif.
Peu de documents sur les débuts de la tradition magique juive nous sont parvenus. Les premières traces de ces croyances apparaissent sous la forme d’amulettes en argent portant des inscriptions sacrées auxquelles on attribuait alors des vertus apotropaïque.
La Loi interdit toutefois au croyant de pratiquer toute forme de magie et de divination : « Qu’il ne se trouve personne, chez, toi, qui fasse passer par le feu son fils ou sa fille ; qui pratique des enchantements, qui s’adonne aux augures, à la divination, à la magie ; qui emploie des charmes, qui ait recours aux évocations ou aux sortilèges ou qui interroge les morts » in. Deutéronome 18 :10-11.
Pour autant, cette « magie » prend ses racines dans un monde où il reste difficile d’apporter des solutions aux problèmes liés à la santé, aux troubles de la fertilité, du désir sexuel, à la possession, à l’apaisement des souffrances. Les prêtres, puis ensuite les rabbins et les kabbalistes mettront en évidence le rôle spirituel de la transmission du savoir magique, savoir qui ne peut être lu dans un seul livre, comme pour ne pas tomber dans de mauvaises mains. Leur rôle d’intercesseurs entre les êtres humains et Dieu plaçait les « Maîtres du Nom » au cœur des pratiques miraculeuses de la religion juive. A défaut de pouvoir les interdire, les autorités religieuses encadreront ces usages comme pour mieux asseoir leur autorité entre le Divin et les « magiciens ».
Au 9e siècle, comme le souligne Gideon Bohak (professeur à l’université de Tel-Aviv), la montée du mouvement karaïte s’accompagne d’une forte opposition à la pratique de la magie par les rabbins, la Mishna (le plus ancien code du judaïsme rabbinique) ne reconnaissant par là que l’autorité de la Bible hébraïque sur le Talmud de Babylone (ouvrage datant de la période de l’exil babylonien). Cependant, la plupart des rabbins surent contourner le désir de réforme des karaïtes, porté notamment par le philosophe et médecin Moïse Maïmonide (1135-1204), en créant une nouvelle distinction : la kabbale « pratique ».
Il faut dire que le Talmud de Babylone comprend déjà un manuel détaillé d’interprétation des rêves, de nombreuses descriptions de rituels destinés à chasser démons, sorcières de toutes sortes et êtres intermédiaires entre l’homme et l’ange :
« Ils peuvent changer d’apparence, se déplacer instantanément aux quatre coins de la Terre et devenir invisibles… Ils vivent aux marges de la civilisation, dans des contrées désertiques, des puits, des ruines, mais aussi parmi les hommes, parfois même en eux où les démones séduisent ces derniers, les hommes, dans leur sommeil afin de concevoir avec eux et comme ils n’appartiennent pas au monde naturel, la seule manière de les combattre est d’avoir recours à la magie. »
D’une manière générale, la magie juive constitue un ensemble strict, établi d’incantations, de rituels destinés à améliorer la réalité terrestre dans laquelle s’inscrit la vie des hommes. Dieu se tient hors du champ des influences de la pratique magique, il est le maître suprême de la magie humaine en tant que source et destinataire des « prières incantatoires » :
« C’est ce que dit de façon explicite l’ouvrage Epée de Moïse qui relie la descente du savoir magique sur Terre à l’ascension de Moïse sur le mont Sinaï pour recevoir la Torah, et qui rappelle l’injonction faite à ses anges d’honorer Ses Noms et d’obéir à tous ceux qui les invoquent. » – Yuval Harari, professeur à l’université Ben Gourion du Néguev.
« Nul malheur ne te surviendra,
nul fléau n’approchera de ta tente ;
car à ses anges il a donné mission
de te protéger en toutes tes voies » – Psaume 91 : 10-11
Pour Josef H. Chajes, les 10 émanations ou puissances à travers lesquelles se manifeste la divinité (Sefirot) constituent les éléments de base de la création en formant une sorte de « grande chaîne de l’Univers ». Elles englobent et constituent la totalité de la création depuis la divinité infinie indifférenciée (Ein Sof : « sans fin »), jusqu’à la quotidienneté du monde des hommes avec leur lot de joies et de souffrances :
« Conscient de la nature abstraite de ces notions les ouvrages kabbalistiques en proposent souvent des représentations visuelles, plus ou moins complexes, tel que le plus emblématique, le schéma arborescent souvent dénommé « Arbre de vie ». Autrement dit, la kabbale n’est pas seulement un système doctrinal ou philosophique purement spéculatif ; elle renferme également un ensemble de pratique que ses adeptes voient comme de puissants outils capable d’influer sur le cours de l’histoire et le devenir du Cosmos. »
Cette exposition originale, très documentée et instructive organisée dans l’un des musées les plus touchants de Paris, envoûte et ensorcelle du début à la fin.
« Que l’éternel te bénisse
et te protège !
Que l’éternel fasse rayonner
sa face sur toi
et te soit bienveillant !
Que l’éternel
dirige son regard vers toi
Et t’accorde la paix ! » – Bénédiction sacerdotale dite « Birkatha-Kohanim », nombres 6 : 24-26
(« Magie. Anges et démons dans la tradition juive, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, du 4 mars au 19 juillet 2015, http://www.mahj.org/fr/index.php ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)