Détenteur d’un savoir-faire d’excellence, évoluant au sein d’un segment à fort potentiel, mais concurrentiel et soumis à la fragile évanescence du marché, autant qu’aux caprices d’une clientèle ultra-sollicitée, cet artisan aux doigts d’or a su se faire une place parmi les cadors de la profession. Visite au cœur d’une maison du 21e siècle qui perpétue l’antique geste des maîtres bottiers.

L’homme aux semelles de temps

Seul bottier à avoir reçu la distinction de Maître d’art en 2008, Pierre Corthay est un artisan d’exception qui parle avec fierté et simplicité de son métier. Sa passion pour les chaussures, l’ex gamin d’origine vaudoise la tire de fond de cave, et avoue sobrement : « c’est fascinant une chaussure, je me suis toujours demandé comment c’était fait, ça paraît facile comme ça… » Ne pas se fier aux apparences. Sous ses dehors de joyeux drille à l’humour compagnon, Pierre Corthay est un artisan perfectionniste, soucieux de réaliser le meilleur produit, ambitionnant les sommets dans sa spécialité sans y perdre son âme.

Pierre Corthay au travail

Pierre Corthay au travail

Ses débuts forgèrent en lui cet alliage de patience, d’haute technicité et de recherche de progrès qui fait les corps solides. Formé à l’école des Compagnons du Devoir, Corthay part six ans sur les routes. Six ans pour apprendre. Six ans pour se perfectionner. Six ans pour devenir le meilleur ? Une histoire d’hommes, fraternelle et transmutatoire, puisant ses robustes origines dans le droit-fil du Moyen-âge. En 1984, le compagnon entre chez John Lobb, puis deux ans plus tard chez Berluti. Evoluant auprès de l’un des grands bottiers d’après-guerre sur le point de prendre sa retraite, Jean Bourles, Pierre Corthay ne cesse de peaufiner expérience et savoir-faire mano a mano, dans l’attente de son envol.

Maison Corthay

Maison Corthay

Celui-ci interviendra en 1990, quand l’artisan s’établit au n°1 de la discrète rue Volney, dans le 2e arrondissement de Paris. A dire vrai, le local et ses dépendances ne déclenchent pas un enthousiasme furibond chez l’intéressé. « On est ici en retrait de la place Vendôme, même si l’Opéra est à deux pas, au début des années 90, on ne bénéficiait pas encore du rayonnement du Park Hyatt tout proche, ni des boutiques de la rue de la Paix, reconnaît Corthay, avant d’ajouter dans un soupir : le quartier était calme. » Aujourd’hui, la boutique a été complètement repensée pour coller à l’univers de la Maison. L’atelier garde sa vocation première, le sur-mesure, et un air de famille plane dur autour des arrière-cuisines…

Paires et impairs

On le devine, lancer sa propre entreprise promet difficultés et obstacles. Les premiers souffles sont aussi les plus courts. Alors les dix premières années, le compagnon Corthay se bat : pour une clientèle, pour son métier, pour exister. Un acharnement et une volonté de tous les jours qui lui amènent quelques « gros coups ». « Un jour, j’ai reçu une commande du sultanat de Brunei pour 150 paires…mais là où on a vraiment décroché le pompon, lance-t-il, fier comme Artaban, c’est avec le Club de Golf de Long Island, le plus cher au monde, qui souhaitait les plus beaux souliers pour chausser leurs membres. Cet argent, ça nous a fait un bien fou ! » Des emplois, et la manufacture de Neuilly-Plaisance, naîtront de cette manne providentielle. A ce stade, le doute est partout et le bottier, sans « coussin » financier sur lequel reposer ses acquis, attend toujours que les clients affluent…Idéalement, il lui faut un architecte à même de concrétiser ses plans. En 2010, Xavier de Royère est celui qui tient compas et équerre. Eprouvé au marketing et à la méthodologie commerciale « made in LVMH », de Royère a gravi tous les échelons dans la ruche Bernard Arnault. D’abord abeille chez Louis Vuitton pendant dix ans, puis Directeur Général de filiales du groupe comme Loewe, finalement un poste de siège à Madrid.

Pierre Corthay et  Xavier de Royère

Pierre Corthay et Xavier de Royère

Rompu aux affres du commerce international, Xavier de Royère prend donc la direction de l’entreprise familiale, rebaptisée Maison Corthay, avec le soutien du fonds OTC Asset Management, ce dernier à hauteur de 20% du capital de la marque. Trois ans et un chiffre d’affaires en hausse constante plus tard, la colle semble avoir pris. Le dirigeant de Royère et l’artisan Corthay font désormais la paire ! Frondeuse par nature, la marque a dû s’assagir pour susciter la demande sans « brusquer » les cultures. Ainsi du modèle « Satan », en hommage à l’effet diabolique de son cuir lustré, débaptisé car trop connoté pour le Japon et surtout, pour les Emirats Arabes…Après l’Europe, le Japon, les USA, Maison Corthay est parti à l’assaut du reste du globe avec des ouvertures, fin 2012, à Hong Kong, Singapour et Dubaï. Un tour du monde en 80 souliers et (presque) autant de façons de les acheter, qui peut surprendre pour une société « de caractère » à taille humaine, dédiée à une niche commerciale. Est-ce le besoin de viser toujours plus gros ?
Interrogé sur l’aspectmerchandising d’une telle approche du produit, Pierre Corthay tempère : « là, après ces ouvertures successives, on va se calmer un peu. Notre but n’est pas d’arroser dans toutes les directions. C’est d’aller trouver le client où il est pour lui proposer le meilleur service et le produit de ses rêves. On n’est ni Berluti, qui appartient à LVMH, avec l’omniprésence médiatique qu’on connaît, ni John Lobb qui fait partie du groupe Hermès. Notre développement doit se faire de manière progressive et contrôlée, sans passer la charrue avant les bœufs. » Le discours mesuré du bottier est d’autant plus appréciable que les temps sont délicats. Maison Corthay avance à pas lent, préférant la solidité financière aux bourrasques du climat boursier. Or, à l’heure de l’hyper-communication des mégas-groupes du luxe, qui peut dire si ses investisseurs sauront résister aux sirènes de la rentabilité ?

Chroniques du beau geste

Pour le néophyte en belles pompes, une chaussure a l’air « toute bête ». Mais pour l’artisan-bottier, c’est un délire de complexité où technicité, innovation et tradition se répondent pour habiller vos pieds et les aider à marcher. « Mes paires de souliers sur-mesure, à condition d’en prendre soin et de les traiter avec les égards dus à leur rang, je les garanties 20 ans !, s’emporte Pierre Corthay, mais la chaussure est un objet utilitaire. A moins d’être maniaques, et j’ai des clients qui le sont, elle doit servir ! » Rue Volney, la main-d’œuvre qualifiée des compagnons se dédie à la cause comme autant de Vulcain frappant et sculptant le cuir. Le travail de l’œil, l’intelligence de la main, ils en ont fait leur credo, eux qui œuvrent en de sonores jurons et dont le langage fleuri jonche l’établi.

Formes et cuirs

Formes et cuirs

C’est en rez-de-trottoir qu’on donne la dernière caresse aux joyaux de ces messieurs. Pour les travaux d’approche musclés, direction la cave et son escalier rotonde dignes de l’Enfer de Dante. On s’agrippe au garde-corps plus qu’on ne le tient, dès fois qu’il nous ferait un sort…Réduits aux pierres apparentes et salles voûtées se succèdent jusqu’à apercevoir de curieux artefacts, droits sortis d’un atelier médiéval : les formes, suspendues pêle-mêle, comme des saucissons à des crocs de boucher. Soit l’empreinte en bois de chaque client en mesure. Cela va du délicat (et minuscule !) pied de l’homme japonais, à la paire de battoirs du sportif brésilien. Où comment prendre le pouls des hommes de la planète par la base. Edifiant !

Mais le véritable trésor se cache plus loin. Déjà teintes et prêtes à servir, les peaux enroulées charrient l’exotique et le âcre : du veau bien-sûr, mais aussi de l’autruche, du croco porosus poinçonné comme de l’argent, de l’éléphant, du nubuck, du porc sauvage, ou encore cette exceptionnelle peau de chameau pour laquelle Pierre Corthay a eu le coup-de-foudre ! « C’était il y a quelques mois à Dubaï, dans une exploitation en plein désert, explique-t-il. Là-bas, ils ont le savoir-faire du chameau comme en France on peut l’avoir dans la chèvre ou l’agneau. Un gars tendait la peau sur un treuil. J’ai bien cru qu’elle allait casser, avec du veau ça serait arrivé quasi instantanément. Et bien rien, c’était extraordinaire ! Il m’en fallait absolument pour mes souliers, vous glissez le pied dedans, c’est comme un gant de pied. Moi-même je suis devenu inconditionnel, et croyez-moi j’en propose, des belles choses ! »

Cuir vernis

Cuir vernis

Forcément, avec un tel soin apporté aux matières et une telle rigueur dans l’exécution manuelle, créer ex nihilo une paire de souliers qui durera 20 ans nécessite temps et coût. Comptez six mois et 4 500 € pour le sur-mesure. Par souci d’équité, Maison Corthay propose aussi des chaussures en prêt-à-porter à partir de 1 100 €. Cette activité est d’ailleurs celle qui subit le plus fort développement, lui permettant une présence web accrue sur les grandes plateformes d’achat et d’e-commerce. 3 000 paires par an sortent de ses ateliers de Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis), et maintenant aussi d’une manufacture dans le Choletais, à Beaupréau (Maine-et-Loire). Ces pôles servent à recruter et former les artisans de demain, lesquels reprendront peut-être le flambeau de la transmission afin que perdure un art vieux comme l’homme. « Transmettre, c’est plus que notre lot en tant que compagnons : c’est un devoir, enchérit Pierre Corthay. En tant que maître-bottier, je dois transmettre le savoir-faire que j’ai reçu à la jeunesse. D’autant qu’au final, peu d’entre eux choisiront de durer dans cette profession, qui est difficile. »

Aux pieds des hommes

Corthay l’avoue d’entrée de jeu : « ça ne sert à rien de parler des chaussures, elles sont faites pour être portées, admirées à la limite, point. » Ses clients ne le contrediront pas. La « crème de la crème » défile désormais rue Volney. Des femmes aussi. On s’en amuse mais, au rayon shoe addict, ces messieurs n’ont rien à envier aux dames. « Vous seriez surpris des « fous » qui passent ma porte, et je le dis avec reconnaissance bien-sûr, car je suis moi-même un collectionneur compulsif (sa collection de baskets, sic !), mais j’ai vraiment vu de tout dans ma profession, annonce-t-il au moment de faire tomber un lieu-commun. C’est une question de culture. Au Japon par exemple, impossible de savoir si le client aime ou pas. Mais ici, lorsqu’un homme est dingue de chaussures, et en particulier de sur-mesure, il est pire qu’une femme ! »

Cuir vernis  et suédé

Cuir vernis et suédé

Pour le grand public, un autre malentendu récurrent serait celui du type de clientèle auquel s’adresse un bottier de la trempe de Pierre Corthay. « J’ai une clientèle très éclectique, affirme Pierre Corthay. Cela va dubusinessman au patron d’industrie, CEO, entrepreneur du web. Des professions en rapport avec une certaine idée ducorporate, beaucoup de gens des médias aussi, du design, des artistes, etc. Par leur coût élevé, mes souliers touchent d’emblée des hommes à l’aise avec le concept de sur-mesure. Même s’ils sont notre cœur de cible, ce n’est pourtant pas la règle. »

Là encore, les idées reçues tombent à la lumière de l’humain : « Mon dernier choc, c’est un fidèle client qui me l’a donné. Un monsieur que je qualifierais de « classe », pas de marque ni rien d’ostentatoire, juste classe comme il faut. J’étais à ses pieds, procédant à un essayage. Brusquement il me dit : « Vous savez ce que je fais dans la vie ? Je suis chauffeur de car scolaire en province. » Sur le moment, je n’ai pas compris. Puis, ce monsieur m’explique qu’il ne gagne pas beaucoup de sous, mais qu’il aime les beaux souliers. Alors, chaque mois, il met de côté, et quand il en a assez, il vient me voir pour se faire un petit plaisir. Ça m’a retourné, je me sentais vraiment bête, surtout lorsqu’il m’a avoué qu’il conduisait son bus avec ! Depuis, je l’imagine au volant avec des gosses à l’arrière, et ses chaussures en mesure sur les pédales !! Grâce à des moments magiques comme ça, comment voulez-vous que je m’ennuie ? »

Maison Corthay, 1 rue Volney, 75002 Paris

Maison Corthay, 1 rue Volney, 75002 Paris

Entichés du soulier, obsédés de la bottine, maniaques du cousu Goodyear se sont donnés le mot et, aux pieds des hommes, on ne murmure plus que le nom de Corthay…A déambuler dans sa boutique-écrin dans le Triangle d’Or parisien, au milieu des cuirs glacés, de cette odeur de peau, de bois chaud, de cire tiède, on comprend pourquoi. Comme l’a si joliment résumé le cinéaste Werner Herzog, « le monde se découvre à pied. »

(Maison Corthay, 1 rue Volney, 75002 Paris, Lundi-Samedi, 10h00-19h00, 01 42 61 08 89, http://www.corthay.com/ ; toutes photos reproduites avec l’aimable autorisation de Maison Corthay)