« Une présentation ordonnée d’œuvres rassemblées et associées à d’autre part l’artiste. Elles sont affiliées entre elles pour qu’ensemble elles produisent un effet particulier, avec des sons accordés aux significations ou aux ambiances du parcours et des situations ».

Ce qu’il faut oublier pour vivre, pourrait être l’autre titre de cette exposition. « Le fait d’avoir une bifurcation, des chemins parallèles, c’est une grande possibilité, qu’on aimerait souvent avoir en faisant un livre », que l’on pourrait tenter si la vie, si l’art n’était pas si convenu, si nihiliste, si encyclopédique à l’envers d’un monde beaucoup plus riche, de ses visions des possibles, dans sa vie à la vie, dans « l’espoir » insensé d’un scénario de survie : « Il est temps de faire vos jeux », il est temps d’oublier la noirceur de sa vie !

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« Rester vivant » est une longue séquence dans laquelle on retrouve des sujets qui sont bien sûr apparus dans les romans ou essais de Michel Houellebecq. Mais cette fois-ci, amené par des photographies, des vidéos, des installations, proposé au corps et peut-être à l’imaginaire du visiteur par leur présence calculée dans une architecture conçue à cet effet, en collaboration avec la scénographe Laurence Fontaine et selon des rythmes organisés par Michel Houellebecq, le propos n’est plus discursif. Il surgit. Il est pure expressivité et atteint ainsi le regardeur et l’idée avec rapidité et sans démonstration.

« Ce saut que permet la photographie vers le concept par la pure irruption poétique devrait être le sujet de cet entretien… » – Jean de Loisy, Président du Palais de Tokyo

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Est-ce que « Rester Vivant » ne serait uniquement que rester devant du papier glacé érotico-comique, devant les photographies d’une France bitumée, grise, sans glamour, devant les ravages d’un tourisme de masse, face à l’animalité sucrée de Clément, le chien et narcissique d’une relation plus riche que celle avec nos semblables, face à des mots flottants dans un monde intermédiaire et qui nous renvoie un territoire sans vie, sans âme, posé en lévitation sur une mer d’huile ?

Probablement est-ce plus complexe. Faut-il voir une succession de chambres poétiques, une salle par obsession, assis dans un train fantôme à la recherche du désir de la lutte, exprimé dans l’interdit et non de la lutte du désir. D’un désir qui ne serait plus, à la recherche d’un hors-champ comme au cinéma ? Mais non, pour Michel Houellebecq ce qui est important, c’est ce qu’il y a dans le champ justement : « comme un ensemble qui nie l’extérieur. C’est une partie du monde qui est le monde en entier. De même, la poésie est un discours qui n’a pas de contradiction. C’est un discours totalisant. » Alors, faut-il regarder les intensions, figurées, « plastiques », comme des objets fixes et fixement, sans projet ! Comme un simple consommateur de rien sur rien, un bon moyen de ne pas se poser de questions en somme tout en restant vivant, en restant neutre et distant ?

«… La distinction entre fond et figure constitue la base de nos représentations ; mais aussi, plus mystérieusement, entre la figure et le mouvement, notre esprit cherche sa voie dans le monde. »

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Mais quel est le propos de l’auteur ? Le contraire d’un rêve qui n’est pour autant qu’une fausse vérité ? À ce sujet, il est intéressant de noter dans le catalogue qui accompagne l’exposition le sentiment de l’auteur sur l’idée même du rêve : « Dans le rêve, il y a une abolition entre soi et ce que l’on regarde, entre soi et ce qu’on vit. Et par ailleurs, il n’y a pas d’espace extérieur au rêve. Ce qui se traduit par le fait qu’on ne peut pas y échapper. » Un regard perdu en quelque sorte, un éloge au cinéma muet : « l’être humain parle ; parfois, il ne parle pas. Menacé, il se contracte, ses regards fouillent rapidement l’espace ; désespéré, il se replie, s’enroule sur un centre d’angoisse… », il devient :

« Le bloc énuméré

De l’œil qui se referme

Dans l’espace écrasé

Contient le dernier terme »

À moins d’allumer une cigarette, pour jouir du moment présent, comme pour mieux se donner du courage à rejouer, comme pour mieux se protéger de la pollution des données extérieures, les gens, comme pour mieux y découper par le gris de la fumée les contours de sa propre réalité dans cette nuit noire de la représentation. Et, enfin tout brûler derrière soi, par le mégot du désespoir, jeté volontairement, par style, sur le sol en papier de nos excavations successives, car en vérité, les choses existent-elles vraiment si elles doivent finir en poussière ?

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La chose la plus étonnante qu’il soit chez Michel Houellebecq, c’est peut-être qu’il met en forme des mots et des images qui n’ont qu’un sens que très peu émotionnel, mais que sans le savoir sans doute, de par son non-conformisme ou son insoumission, au monde. Le metteur en scène propose de revenir à l’origine de la poésie, des sens, par l’installation d’un fumoir dans l’exposition, avec un juke-box qui diffuse tous les poèmes de Houellebecq interprétés par Iggy Pop ou Jean-Louis Aubert. Il s’agit sans doute de la véritable antichambre de la « création », seul espace pour le regardant, où aucune image, aucun mot visuel n’est présent. Juste de la musique, une ambiance de perversion, quelque chose de défendu, d’inattendu, bien plus forte que la chambre cachée, le « studiolo » de Robert Combas, mise sous cloche et qui n’a de trésor que son absence d’humanité.

Était-ce un rêve, une illusion, mais une très belle jeune femme fumait seule dans ce fumoir, comme absorbant chaque instant, comme absorbée par cet interdit de fumer, comme une jouissance solitaire de la consommation d’un plaisir certain entre ses doigts, d’un temps long et délicat après chaque respiration, après chaque frottement de sa main sur le haut de sa jambe droite. Un interdit qui fait de vous un audacieux, un contemplatif, un désireux, comme une absence habitée par ses volutes de fumées qui fait écran, obstacle à notre engagement au monde, c’est-à-dire à l’essentiel de la vie, à la chair nue des rêveries et pourtant, quelle tentation, ce fruit des plaisirs, des déplaisirs de la distance.

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Comme si rester vivant n’était pas inscrit dans l’image associée au mot, mais bien dans le sexe de l’autre, dans la première lettre de l’alphabet, la lettre A de l’Amour, comme un gémissement d’Audace. Comme une présence dévoilée À nous-même. Et si rester vivAnt, n’était-ce simplement que celA, c’est-À-dire permettre un tableau du hasArd, une plongée de l’être dans cette inconnue que jamAis je ne revis, dans ce lAbyrinthe des conventions, comme si, la seule imAge du désir fAce à cet océAn d’image sans forme était le désir cAché de l’auteur, de pousser chaque homme vers l’inconnu. Rester vivant, nous montre la limite formelle de la rAison de l’image dans un monde de l’ego. De vivre dans le regArd, de soi, des Autres, des métamorphoses des couleurs, mais suggère plutôt, une priorisation des sens : la vue, la raison, les sons, les odeurs, le toucher.

« La fille aux cheveux noirs et aux lèvres très minces

Que nous connaissons sans l’avoir rencontrée

Ailleurs que dans nos rêves. D’un doigt sec elle pince

Les boyaux palpitants de nos ventres crevés. »

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Plus aisé en littérature, pour Houellebecq, être vivant veut dire deux. Cette exposition de l’intime ne nous dit pas comment, il aborde la notion d’être à deux, mais montre les limites du vivre seul en nous livrant la vision de sa propre solitude, comme pour nous déporter vers la nôtre, comme pour nous interroger sur le livre ouvert à la vie de nos absences, tout en nous disant : et vous, seriez-vous plus vivant que seul ?

Nous habitons donc l’absence, un désenchantement lucide d’un regard miroir d’un artiste qui s’est fait particules élémentaires d’une île de fin du monde : « Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance », (Rester vivant, 1991)

Rester vivant, c’est peut-être cela aussi, être touché alors que l’on ne s’y attendait pas !

(« Rester vivant », au Palais de Tokyo, du 23 juin au 11 septembre 2016, http://www.palaisdetokyo.com/)