L’occasion pour les visiteurs du monde entier de se plonger avec volupté au cœur de l’univers inclassable d’un électron libre du 20e siècle. Le Mot et la Chose vous entraîne dans l’objectif de Mapplethorpe.
Les fleurs du mâle
Le calendrier des actualités culturelles parisiennes réserve parfois des surprises. Ce sont en ce moment rien moins que deux accrochages, autour du nom de Robert Mapplethorpe, que se répartissent deux musées de premier plan. La décision d’exposer Mapplethorpe au Grand Palais s’inscrit dans une volonté de la Réunion des musées nationaux de faire dialoguer Arts et manifestions plurielles. Quel autre édifice confronterait en même temps l’empereur Auguste, le vidéaste Bill Viola, le peintre brésilien Portinari, Mapplethorpe et Monumenta par Ilya et Emilia Kabakov ?Accueillerait la FIAC annuelle et les défilés Chanel, la Biennale des Antiquaires ?
Que va-t-on voir à l’expo Robert Mapplethorpe ? Du cuir, des portraits connus, d’anonymes, des verges flacides ou viriles comme des fleurs, des fleurs comme des verges, d’anonymes, des portraits connus, du cuir. Reprenons. La récurrence des thèmes et obsessions du photographe ferait presque évider son propos. Car l’art de Mapplethorpe est aussi la rétrospective en demi-teinte sur notre histoire sexuelle moderne. Troisième des six enfants d’une famille catholique ordinaire, né aux USA dans la liesse de l’immédiat après-guerre, Robert est une icône grunge et underground, rebelle au puritanisme, bisexuel orienté SM et bondage.
Il est beau, provocant, libertaire. Comme on le découvre dans l’exposition, certaines de ses photos sont si graphiques qu’elles semblent avoir été utilisées pour des pochettes de discs ou des couvertures de magazines. Il n’en est rien. Mapplethorpe n’est pas Helmut Newton. Si l’un concevait son art comme la façon la plus rapide d’accéder à la beauté et à la vérité, l’autre le voyait comme un gagne-pain édifié au fil de sa carrière en canon représentatif de beauté. Mapplethorpe, lui, n’aura que peu d’argent et guère de temps.
De son propre dire : « j’ai essayé de juxtaposer une fleur, puis une photo de bite, puis un portrait, de façon à ce qu’on puisse voir qu’il s’agit de la même chose. » Reprenons. On peut s’en défendre, mais nous voyons aujourd’hui les photographies de Robert Mapplethorpe avec moins de subversion et de polémique qu’à son époque. Or, ce sont cette subversion et cette polémique qui le firent traverser la mince pellicule qui sépare la chambre noire de la salle d’expo.
Le crâne dans la chambre
Le parcours du visiteur à l’intérieur de la salle part d’un point A, le célèbre autoportrait au crâne, pour terminer à un point B, cette même photo qui, si l’on se retourne, obture la perspective. Le reste, son déroulement, voit défiler les étapes d’un photographe en construction : beaucoup de fleurs donc, de nus des deux sexes, de portions de corps en mouvement.
On sent la fascination de l’auteur, la vibration du sujet. Etonnantes, ses photos de fleurs en couleurs, à mi-parcours de la déambulation, qui éclatent sur un pan de mur violine. Mapplethorpe, maître en noir et blanc, a-t-il vu l’intérêt de coloriser sa palette vers la fin ? Ou est-ce un sursaut pop art ?
Andy Warhol est d’ailleurs au mur plus loin. Les curatrices ont choisi d’en faire une figure christique, au centre d’un plan en croix, accumulation photographique en forme dewall of fame. En face, sorte de cabine ou de chambre tendue d’un rideau frangé qui rappelle les peep shows, un avertissement aux mineurs placardé indique les backrooms.
Fouets, cuir, jeux de lacets, ceintures de chasteté et strings surarmés, c’est la panoplie du parfait petit pompier. Sourires des visiteuses, soupirs d’admiration ou brusques éclats de rire juvéniles, pas de quoi tirer la sirène d’atteinte à la pudeur. On sent que l’art de Mapplethorpe pourrait nous entraîner beaucoup plus loin dans l’abandon des sens. Avant de partir, à la toute fin, c’est peut-être là que se cache le vrai talent du photographe. Une ribambelle de petits cadres, clichés à peine léchés, implacables de noir et blanc, où Robert Mapplethorpe a capturé le visage de parfaits anonymes. L’anonymat, entre liberté et abstraction, n’est-ce pas le plus fidèle reflet du crâne en nous ?
Culture Wars
Si le caractère érotisé, parfois pornographique, des œuvres de Robert Mapplethorpe déclenche outre-Atlantique des débats aussi vifs qu’inutiles sur leur financement par le service public, il est plus captivant de se pencher sur des lectures connexes, reliées directement ou indirectement à la culture gay, particulièrement prolifique à New York, Brooklyn et le Queens dans les années 1970-1980.
A lire sur le sujet : The Beautiful Room is Empty, d’Edmund White (en poche français : La Tendresse sur la peau, éditions 10/18)
Dancer from the Dance d’Andrew Holleran (en anglais chez Harper Collins Publishers)
Picturing Robert, de Patti Smith (en français : Just Kids, éditions Denoël)
Dans la vie noire et blanche de Robert Mapplethorpe, de Judith Benhamou-Huet (éditions Grasset)
A voir sur le sujet : La Chasse (Cruising), film de William Friedkin (1980)
(« Robert Mapplethorpe », Grand Palais, galerie sud-est, entrée avenue Winston Churchill, du 26 mars au 13 juillet 2014, plein tarif 12€. Catalogue RMN de l’exposition : 320 ill., 272 pages, 35 €)