Un livre essentiel vient de paraître aux éditions Dilecta, qui revient sur un demi-siècle de création et d’engagement artistique. Accompagnées des textes de Michèle Gazier et des poèmes de son frère, l’artiste Günther Uecker, les fulgurances plastiques et visuelles de Rotraut s’y livrent en pleine lumière.

« Tous les faits qui sont contradictoires sont d’authentiques principes d’une explication de l’univers »

Yves Klein, in. Manifeste de l’Hôtel Chelsea, New York, 1961

Le Mot et la Chose a questionné Rotraut en exclusivité.

Le Mot et la Chose : Rotraut, une dizaine d’ouvrages et de livres d’art vous ont été consacrés depuis 1964. Comment votre façon de penser et faire l’art a-t-elle évolué en 50 ans de création ?

Rotraut : Ce que je fais aujourd’hui a toujours quelque chose à voir avec mon premier tableau. J’avais 18 ans, et comme mon frère (Günther Uecker) avait appris certaines techniques à l’Académie des Beaux-arts, il m’a montré comment sculpter le bois au couteau, puis en prendre des empreintes. Quand j’ai commencé à creuser dans le bois, le couteau m’a traversé la main…je me suis dit que ce n’était pas fait pour moi. Mais je sentais très fort que j’avais quelque chose à exprimer, et je voulais vraiment faire quelque chose avec ce morceau de bois. J’ai pensé que, si on pouvait creuser, on pourrait de la même manière créer un relief pour en prendre l’empreinte. Donc, j’ai préparé une pâte à base de farine, de Caparol et d’eau. Une fois que c’était sec et le relief bien prononcé, j’ai passé de l’encre de Chine dessus et pris une empreinte.

« Rotraut », de Rotraut Uecker, Editions Dilecta

« Rotraut », de Rotraut Uecker, Editions Dilecta

L’empreinte était magique et elle me semblait très vivante ! Cela ressemblait aux racines que j’admirais dans mon enfance quand je voyais la tempête arracher les arbres et les racines ressortir de la terre. Je ressentais cette marque de vie qui m’a toujours fascinée. Ce procédé créatif me sert encore aujourd’hui pour créer des formes pour mes sculptures.

En 1959, j’avais fait les « Galaxies » avec cette technique. J’avais dispersé des gouttelettes de ma pâte sur une planche, ensuite j’ai tout repeint en noir. Quand l’encre de Chine était sèche, je ponçais toute la surface avec du papier de verre et ça faisait ressortir les petits points comme une constellation d’étoiles : une galaxie.

Le hasard est très important pour moi, je joue beaucoup avec lui. Je projette la matière à la main en faisant un mouvement toujours différent. Les lignes qui sont créées dans l’espace retombent, et ainsi, naît une forme. Elles ne me satisfont pas toutes. Dans ce relief s’exprime la mémoire de mon corps. Je choisis les formes dans lesquelles je sens bien l’énergie, c’est par la force intérieure plus que par la ligne extérieure que je les reconnais. C’est quelque chose de fascinant pour moi quand je sens qu’il y a comme une âme et une personnalité dans ces formes.

MC : Quel message souhaitez-vous transmettre au lecteur, érudit ou novice, qui découvre votre livre et votre univers ?

R : Mes œuvres célèbrent depuis toujours la Nature, l’Amour, la Vie : saisir l’univers dans sa globalité, le pénétrer dans tous ses pores, planer sur ses immensités et en même temps étendre mes antennes, ouvrir ma sensibilité aux infimes mouvements des êtres et à l’infini de leur présence. Tout fait sens et s’interconnecte.

Atelier Rotraut (2014 -  David Bordes)

Atelier Rotraut (2014 – David Bordes)

Je repense au plaisir que j’ai ressenti, à 18 ans, en faisant un travail qui correspondait complètement à ce que je voulais faire. J’avais envie de pleurer de bonheur, et je me suis dit : « c’est ça que je veux, toujours continuer à faire ça ». Et en fait, je le fais toujours !

Je pense que c’est une chose très importante dans la vie de ressentir le bonheur dans son travail. De même, quand on fait ce que l’on aime, on fait toujours tout pour le faire au mieux.

MC : Venons-en à votre langage artistique. Depuis les années 1950, vous construisez une œuvre singulière à travers des influences, spirituelles et transcendantales, uniques. Comment définiriez-vous vos créations ?

R : Mon inspiration vient de moi, instantanément, comme un volcan, une force irrépressible.

En créant, j’extrais ces forces vitales que j’essaye de faire vibrer intensément. Mes sculptures, mes peintures, mes formes sont le passage de la Vie fixé dans la vitesse. Je pense que, quand il y a une âme, l’art n’est pas loin. Il me semble que l’art c’est quelque chose de très important pour tout le monde, qui parle à notre âme et nous nourrit.

Lorsqu’une une exposition nous touche, nous en sortons avec une grande satisfaction. Je pense que notre cerveau a besoin de ça aussi. Par l’art, il est activé, éveillé, curieux, désireux d’analyser pour essayer de deviner ce qui est indéfinissable. Il est curieux de s’adresser à une âme nouvelle qui s’exprime dans une œuvre.

MC : Avant de jeter la première couleur sur une toile ou de réaliser la prime forme d’une sculpture, dans quel état d’esprit vous trouvez-vous ?

R : Je suis une sensitive, pas une intellectuelle, ni une cérébrale. Je ne travaille qu’avec l’impulsion intérieure. Quand je sens que je dois faire une « Galaxie » ou bien une forme, je le fais. Le subconscient est connecté avec tout, il s’agit de le faire émerger. Tout ce que je fais, c’est toujours de rendre conscient l’inconscient. C’est comme un accouchement, quelque chose qui pousse en soi. C’est assez biologique. Ce qui vient devait venir. La vie s’efforce toujours de trouver une expression, de mener son combat, d’aller au bout de sa course.

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Pour moi, le dessin est comme une bataille. Tout d’abord, je fais une ligne, elle est construite par tout un tas de mouvements. Je ne reprends pas cette ligne. Ensuite, vient la question : « avec quelle couleur vais-je commencer ? » Au fur et à mesure que je mets les couleurs se crée un chaos. C’est quelque part une bataille pour harmoniser les couleurs avec la ligne. Puis, il y a un calme d’un coup et on sent que le chaos est fini, que tout est en harmonie. C’est à chaque fois un nouveau combat, aussi intéressant et aussi excitant. A la fin, quand le dessin est fait, je me sens tellement bien que j’ai toujours envie de recommencer !

MC : Vous avez été l’épouse et la muse d’Yves Klein. Quels ont été les forts pouvoirs d’attraction artistique qui s’exprimaient entre vous ?

R : Quand j’ai vu pour la première fois un tableau d’Yves Klein, à Düsseldorf, dans une galerie, chez Schmela en 1957, j’ai été bouleversée par ce rectangle d’un bleu profond.

Je m’imaginais que l’artiste était un Chinois très âgé et très sage. On pouvait imaginer un être qui a vécu toute sa vie pour arriver à ça. Je ne pouvais pas croire que c’était un jeune homme !

Je comprenais les pensées d’Yves. Nous étions tous les deux fascinés par l’art. On s’entendait, tout simplement. J’avais envie de l’aider, puis, être avec lui dans le travail c’était comme écouter une belle symphonie de Mozart : il nous mettait en transe…

"Sans titre" de Rotraut 1959 et 1957

« Sans titre » de Rotraut 1959 et 1957

Il était comme un soleil, bien qu’il était souvent très triste aussi parce qu’il ressentait plein de choses qu’il n’arrivait pas a faire comprendre aux gens, ou pour lesquelles les gens n’étaient pas encore prêts. Mais il le savait, il le savait avec beaucoup de grandeur.

Alors, il faisait beaucoup de plaisanteries avec les gens pour ne pas être trop sérieux. Il avait un sérieux très profond, tellement touchant.

MC : Dans son Manifeste de l’Hôtel Chelsea, écrit à New York en 1961, Yves Klein affirmait : « […] le vide a toujours été ma préoccupation essentielle ; et je tiens pour assuré que dans le cœur du vide aussi bien que dans le cœur de l’homme, il y a des feux qui brûlent. » Quelle place tiennent dans votre vie la vision phénoménologique de l’art et les questionnements existentiels de Klein ?

R : Je crois que le feu ne cesse pas. Quand on a envie de recommencer, c’est le feu qui est toujours allumé. Ce feu, c’est comme être complètement amoureux. J’ai gardé d’Yves une soif d’Absolu et cette sensibilité qui fait la force et la valeur de l’Immatériel. Sa puissance est invisible certes, mais une fois insufflée, elle est indestructible et éternelle…

MC : Pétri d’influences occultes, Yves Klein l’était tout autant des « visions » de Jonathan Swift, ou de Dante dont La Divine Comédie semblait être pour lui un texte d’une portée métaphysique majeure. Quelles sont pour vous-même les œuvres littéraires ou poétiques constitutives de votre sensibilité ?

R : Je ne suis pas une littéraire, mais je suis mue par l’instant-reflexe qui naît en moi sans réfléchir. On m’a souvent dit qu’on n’est rien si on n’a pas lu Goethe… Mais Goethe lui, n’avait pas lu Goethe !

Récemment, j’ai beaucoup apprécié le livre de François Cheng intitulé Et le souffledevient signe : portrait d’une âme à l’encre de Chine. Il parle de choses que je connais. C’est un plaisir de se voir dans le miroir d’une œuvre. Ce livre m’a beaucoup touchée, c’est comme rencontrer un ami, comme le coup de foudre d’une amitié.


MC : Votre fils aîné, Yves Amu Klein, est spécialiste en robotique et cybernétique. Ses « sculptures intelligentes » s’exposent d’ailleurs dans les grands centres dédiés à l’intelligence artificielle. Les univers digitaux et les nouvelles technologies vous inspirent-ils, d’une manière ou d’une autre, quand vous créez ?

R : Mon dialogue, je le mène surtout avec la Nature. Mais je pense que l’art ne doit pas avoir de limites. Ce serait absurde… Il doit jouir d’une entière liberté à travers toutes les expressions, toutes les expériences, toutes les matières.

Les nouvelles techniques sont très pratiques pour les réalisations de mes sculptures. Par exemple, si j’ai envie de faire une forme en marbre, en aluminium plein ou en fer, je peux utiliser la découpe au jet d’eau, ou « water jet », qui coupe d’une façon très précise et délicate.

Rotraut photographié par Shunk

Rotraut photographiée par Shunk

Le scanner est aussi un outil très important pour moi. Je mets ma première forme en plâtre, donc très fragile, dans le scanner, et en copie j’obtiens la ligne exacte. Par la suite, je peux l’agrandir, choisir la taille que je veux et en tirer un patron pour mes sculptures, en préservant la ligne initiale de ma forme.

Pour réaliser les « Vols de sensibilités » dans les années 1960, j’ai utilisé la projection d’images. Je peignais le tableau, ou plutôt, les traits essentiels, sur l’image projetée. D’habitude, je peins toujours à l’acrylique, mais là, j’avais utilisé de la peinture à l’huile parce qu’elle met du temps à sécher. Je prenais l’empreinte de ce « premier jet » humide et j’obtenais un peu l’intensité, le mouvement, l’état d’esprit du tableau de départ.

MC : L’art n’est-il pas la meilleure preuve « immatérielle » que nous sommes tous reliés et interconnectés ?

R : Absolument. L’art, c’est avant tout une quête de sens, de souffle et de vérité, venue de ce que l’on nomme parfois « le hasard ». Je suis pour la connexion universelle. Comme si tout était calculé dans l’Univers. Comme s’il existait dans la Nature un subconscient dormant, diffus et immuable. Une force intrinsèque, invisible et immatérielle qui nous relie tous.

MC : Vous vivez en Arizona, vous voyagez souvent en Australie. Enfant, dans l’Allemagne rurale, vous avez déclaré ressentir « le désir d’une autre vie, celle de l’artiste. » Avec le recul, est-ce l’art ou est-ce les chemins imprévisibles de la vie qui vous ont conduit à vous réaliser si loin de votre point d’origine ?

R : Tout d’abord, je n’ai pas désiré être artiste. On ne peut pas désirer être artiste, c’est l’inverse : c’est l’artiste en vous qui choisit. C’est l’art qui me conduit. Je suis l’art comme on peut suivre une rivière. La Nature : c’est l’essentiel. C’est là que je puise l’énergie. Je pense aux Alignements de Carnac, aux installations de pierres de Stonehenge, aux menhirs de Bretagne…En les voyant, j’ai senti qu’ils avaient quelque chose à me dire.

J’ai choisi l’Arizona, d’abord pour son climat qui était assez sec. Pour des raisons de santé, ça m’a fait beaucoup de bien d’être là-bas. Puis, la nature que j’y ai trouvé, les grands espaces et le ciel ont fait le reste et m’ont complètement adoptée. Je me suis sentie chez moi !

Quand j’étais en Australie, c’étaient les grands vagues, les surfeurs qui se bataillaient dedans et aussi le désert, comme en Arizona. Je suis née au bord de la mer, donc je suis habituée à l’horizon, tous les jours je voyais le soleil se lever puis se coucher s’il faisait beau. La lune aussi, je la voyais tout le temps. Ce sont, je crois, les plus grandes forces pour moi et mon inspiration a dû venir un peu de là.

Le paysage de mon enfance et l’Arizona ne sont pas loin l’un de l’autre. De plus, je pense qu’en Arizona il y a eu la mer avant. On y trouve encore aujourd’hui très souvent des coquillages, de grands coquillages. Donc, c’était vraiment il y a très longtemps ! Et comme on a aussi ce grand cratère, le Flagstaff, il est possible que ce soit ça qui a fait basculer la terre, diminué la mer et que ce soit devenu le désert qu’on connaît aujourd’hui. Donc, je me retrouve tout d’un coup au milieu de la mer, en Arizona, et des fois j’ai l’impression de voir encore des baleines !

MC : Qui est la femme derrière l’artiste ? Et au quotidien, où sont vos priorités entre cette urgence d’immanence et cette quête de transcendance que l’on sent dans vos travaux ?

R : Depuis que je suis née, je suis à la recherche de sensations à mettre en mots. Mais je ne savais pas trouver les mots. Les tableaux restent plus vrais que mon reflet dans le miroir. L’urgence, on la ressent aussi quand on a des enfants. Leurs naissances ont été de grands moments de bonheur. Je passais des heures à observer mes bébés. C’était toujours un miracle pour moi. Et j’étais très heureuse de partager cela avec un papa très présent. Je suis toujours très proche de mes enfants et de mon mari qui m’a beaucoup soutenue.

L’amour, je crois que c’est le principal. L’amour…pour les enfants et pour la création. Et puis, l’amour tout court. Quand on a l’amour dans le cœur, on ne peut qu’être heureux. Je ne me permets pas d’haïr, j’essaie de comprendre.

MC : Pour finir, quelles sont vos prochaines actualités ?

R : Je viens tout juste d’inaugurer une exposition personnelle à la galerie Gmurzynska à Zurich, et je prépare une exposition de sculptures dans le jardin de la galerie Guy Pieters à Saint-Paul de Vence en 2015.

(« Rotraut », de Rotraut Uecker, Editions Dilecta, français/anglais, texte de Michèle Gazier, poèmes d’André Verdet et Günther Uecker, sortie 13 juin 2014, 224 pages, 28 €)