Anniversaire en noir aussi : cette année marque le décès de Jean-Jacques Pauvert, éditeur frondeur d’un Sade vivant à l’ère moderne et défenderesse « historique » de l’éternelle vigueur messagère que nous apportent ses écrits.
Attaquer le soleil ?
Monument français des Lumières, quoi de plus normal que Sade entre au musée ? A la grande porte de l’art, toutes les routes convergent…L’exposition que propose au public le musée d’Orsay en met plein la vue ! La profusion des œuvres en nombre répond à un thème précis (le sadisme) décliné sous toutes ses formes (peintures, sculptures, gravures, eaux-fortes, photographies, écorchés, arts déco…) et sur une échelle de temps anachronique.
Un sublime Botticelli accueille le visiteur qui termine au loin sur une série de clichés de circonstance, dont une malle sanglante. Un grand écart culotté qui attaque les repères et dilue la frontière entre prédiction et héritage de la pensée.
Car si l’homme n’a pas inventé le terme de sadisme (le dictionnaire s’en est chargé), il est sans nul doute celui dont la notoriété doit le plus à sa notion, cette forme d’art particulier (et de théâtre) qui brûle jouissance du sujet et souffrance de l’objet en un soleil noir. Mais sait-on vraiment qui était Donatien Alphonse François de Sade ?
Libertin, athée, écrivain, philosophe, homme politique, détenu sous tous les régimes, l’auteur du rouleau inachevé des Cent Vingt Journées de Sodome, deLa Nouvelle Justine et de L’Histoire de Juliette reste le créateur d’apophtegmes parmi les plus négatifs, de tours d’écrou en mille et un vices d’une machine aux rouages grippés par la loi, la religion : le cerveau de l’homme.
Ce serait oublier qu’avant de devenir un mythe, Sade est avant toute chose le pou dans la perruque du bourgeois, la tique sur le dos du critique, le cafard dans le lit du censeur !
Oublié, redécouvert, adoré des surréalistes, promulgué par l’avant-garde et enfin brandi par les courants de pensée sensualistes, le nom de Sade ferait vendre chapelets et bougies jusqu’à Lourdes ou Rome…
Reflets dans un œil d’Or(say)
Annie Le Brun, déjà auteur de Soudain un bloc d’abîme, Sade (Gallimard, 1986) et d’une monographie du plasticien québécois Jean Benoît (Filipacchi, 1996), commissaire général de l’exposition, a rassemblé ici une collection de chefs-d’œuvre affreux, d’artefacts pervers et d’authentiques reflets du « mal » dans l’art propres à fasciner, effrayer, mais aussi commenter l’œuvre sadienne. Gallimard publie en parallèle le superbe catalogue de l’exposition, sous une couverture sombre comme un linceul.
La sélection d’Annie Le Brun, avec la participation active du président du musée d’Orsay, Guy Cogeval, retourne les tripes d’envers et d’endroit.
Perversion suprême, leur choix est très (trop ?) généreux avec les classiques ou romantiques Goya, Delacroix, Moreau, Böcklin, Géricault, Ingres, Cézanne ; expressionnistes et symbolistes Redon, Kubin, Rops, von Stuck ; les incontournables Rodin, Picasso ; les surréalistes Dali, André Masson, Man Ray, Picabia, Breton ; l’art brut d’Aloïse Corbaz, Marguerite Burnat-Provins en direct de la collection du musée de Lausanne ; les dessins anatomistes de Lequeu ; les écorchés de Fragonard ; les pièces modernes de l’artiste plasticien Jean Benoît (« Le Bouledogue de Maldoror », 1965, issu de la collection François Pinault), etc…
Autant de cailloux blancs qui évoquent sans l’affirmer ce dont parlait André Breton dans son essai, Le Surréalisme et la peinture (Gallimard, 1965) : « Il y a des testaments qui sautent les murs pour aller chavirer dans les yeux des loups… » Sade est bien ce promeneur de barrières, ce sauteur de grand chemin qui d’une prison ou d’un quartier étroit fit une orange et par le vaste monde la jeta se dérouler jusqu’à nos pieds dans l’illusion d’un soleil d’encre sang et de papier.
Après « Crime et châtiment » en 2010, et « L’Ange du bizarre » en 2013, le musée d’Orsay, ancienne gare, poursuit sur sa lancée et invite le voyageur à embarquer dans un train de l’horreur où l’exhibitionnisme des œuvres tronque le visiteur en voyeur. Une expo réussie, en somme !
Pour aller plus loin : Catalogue « Sade. Attaquer le soleil », Gallimard, 336 pages, 350 ill. couleur, 45 €
(« Sade. Attaquer le soleil » du 14 octobre 2014 au 25 janvier 2015 au musée d’Orsay,http://www.musee-orsay.fr/fr/accueil.html ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)