Ce monde capitonné, tendu de velours et houssé de feutre, il est désormais possible de le revivre de pied en cap grâce à « Théâtres parisiens, un patrimoine du XIXe siècle » paru chez l’éditeur d’art aux mille et un titres, Citadelles & Mazenod. L’objet-livre en soi est une merveille, proposé sous coffret illustré avec une couverture reliée en simili-velours. Le véritable trésor se cache encore à l’intérieur. Prises entre mars 2012 et mai 2013, 250 photographies couleur illustrent 15 théâtres parisiens, sous l’objectif des allemands Sabine Hartl et Olaf-Daniel Meyer.
Originaires de Stuttgart, mais priant les pénates parisiens depuis 2004, Hartl et Meyer, qui dans le civil louvoient entre l’éditorial, le publicitaire et le portrait, livrent ici une partition tout en force à l’assaut de ces temples dédiés au spectacle mondain. Pris souvent sous l’angle sculptural et démiurgique d’une caryatide, leurs clichés jettent un éclairage contemporain sur le cramoisi d’un parterre ou les lustres d’une torchère. Pour un peu, on rêverait que ces muses stupéfiées et ces arrière-scènes s’actionnent sous nos yeux dans l’illusion d’un spectacle sans entracte.
A la baguette de ces « Théâtres parisiens » : un professeur d’histoire contemporaine, Jean-Claude Yon. Ancien élève de l’Ecole Normale Sup., agrégé d’Histoire, docteur de l’Université Paris I, maître de conférences à l’Université de Versailles Saint-Quentin, Jean-Claude Yon est surtout connu pour être un spécialiste du Second Empire, de l’histoire du théâtre dramatique et lyrique au 19e siècle. Son enthousiasme sur le sujet est à ce point contagieux que l’on dévore ses précédentes parutions comme un panier de chouquettes avec l’envie d’en apprendre la recette ! Pêle-mêle : « Eugène Scribe. La fortune et la liberté » (2000, Librairie Nizet), « Jacques Offenbach » (2000, rééd. 2010 NRF biographies Gallimard), « Les Spectacles sous le Second Empire » (2010, Editions Armand Colin), puis « Une histoire du théâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre » (2012, Aubier Flammarion). Avec un tel carnet de bal, ne manquait au répertoire de Jean-Claude Yon qu’un nouveau titre exclusivement dédié à ces lieux d’apparat et d’urbanité qu’étaient (que sont encore ?) les théâtres de Paris.
La devise butineuse de la Comédie-Française, simul et singulis (ensemble et rester soi-même), irait comme un gant d’opéra au volume et à son entreprise. A travers la pluralité des adresses, l’ambition de l’auteur est de dépeindre un régime (le Second Empire) et une politique (Napoléon III) par ses leviers essentiels. Au 19e siècle, le pain et les jeux de la Rome antique priennent leur forme la plus aboutie dans ces lieux de loisirs licites et autorisés que sont les théâtres. Ces derniers deviennent des vases clos, des petits mondes où l’on se presse pour rire, pleurer, se gausser, frémir. C’est aussi l’éclosion des genres : mélodrame, tragédie, comique, opérette, lyrique, bouffon, grivois, vaudeville, etc. La satire est de mise, et par proclamation du décret du 6 janvier 1864, l’Empire instaure la « liberté des théâtres », tous confondus. Seule la censure reste un monopole étatique non révocable. Un peu comme à notre période, celle de la « belle époque » revendique une culture de masse, l’accès sans limites au divertissement, mais conserve ses vieilles privations : les riches côté jardin, les pauvres côté cour, les loges aux puissants, les baignoires aux retardataires et les putains à la corbeille ! Si l’univers des théâtres parisiens est léger comme une bulle de champagne, les inégalités intimes qui s’y jouent, par la mise en scène miniature d’une société, ne sont guère dignes qu’on les applaudisse. « C’était mieux avant », nous rabâche la rengaine populaire dans un vieux soupir…Neuf et lustré comme une locomotive, ferraillant à tout train, le Paris de Napoléon III fit dérailler nombre wagons en route…
L’auteur carbure et abreuve son parcours d’une quinzaine d’arrêts à cet épais substrat, à commencer par le plus impressionnant d’entre eux, ce « nouvel Opéra » de Charles Garnier. Le « Français », l’Opéra-comique, le Théâtre de l’Odéon, le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le Théâtre des Variétés, le Théâtre du Châtelet, le Théâtre du Palais-Royal, le Théâtre du Gymnase, le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, le Théâtre de l’Atelier, le Théâtre Déjazet, le Théâtre du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, le Théâtre de l’hôtel de Béhague (le seul à avoir disparu), le Théâtre des Champs-Elysées défilent en catalogue d’exposition universelle.
Au 19e siècle comme aujourd’hui, l’animal civilisé qui porte gibus sort en société pour voir et être vu. C’est ce qu’il y a de fort et d’actuel dans « Théâtres parisiens ». Ces salles du temps jadis fonctionnent, peu ou prou, de la même manière au 19e siècle et au 21e. Seul regret, peut-être : les crinolines de ces dames et claques de ces messieurs ont laissé place à l’uniformisation vestimentaire des styles et des sexes. C’était mieux avant, tant pis !
L’étiquette et la scène intéressent une minorité. Mais pour ceux qui seraient nostalgiques des vertugadins, ou amoureux du beau livre, glissez-vous sans attendre parmi les robes empesées et les hauts-de-forme tuyautés, sous l’amidonnage des cols et des codes d’une société qui sacre le divertissement et la légèreté sur un air bouffe. Du théâtre d’Empire à l’empire du théâtre, il n’y a qu’un coup d’estocade. Jean-Claude Yon nous le donne avec le talent et l’érudition propres au genre du livre d’art, dans ce superbe ouvrage sans fausse note d’orchestre !