L’autre est peintre belge bien de notre temps, dissident des Arts, électron surréaliste et libre éperdument. Coqueluche des médias, aimé des muses, il instigue le dessin « à remarques marginales » cher à la tradition polyptique, et représente les branches croisées de l’expressionisme et du réalisme décoratif avec la spontanéité d’un calligraphe gaffeur depuis plus de 80 ans.
Les trajectoires vibrées deMarcel Proust et Pierre Alechinsky avaient un jour ou l’autre à se tamponner. Non pas que la chose soit une évidence, a priori…La preuve paraît pourtant chezGallimard courant octobre. « Un amour de Swann », la « remarque marginale » de ce fantastique polyptique qu’estA la recherche du temps perdu, ressort orné par le bruxellois épris d’images, decartoons et de voyages, temporels ou immobiles. « Illustrer n’ajoute rien à la compréhension d’un texte, dit Alechinsky. Je n’ai donc pas illustré Un amour de Swann, je me suis permis de décorer les marges. Orner. […] C’est alors que je me suis vu, côté cour, ajouter un va-et-vient pendulaire – le Temps, n’est-ce pas. Sorte de dessin animé primitif qui, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, passe. »
La sortie de cette édition n’est pas anodine. Elle nous rappelle que « Du côté de chez Swann » a 100 ans (sa première parution date de 1913 à compte d’auteur chez Grasset). Il faut ajouter à cela la dimension singulière d’« Un amour de Swann » au sein de la galaxie proustienne. D’abord parce qu’il parle d’évènements qui survinrent longtemps avant la naissance du narrateur, et qui trouveront naturellement leur place plus tard au sein de La Recherche. Ensuite, car « Un amour de Swann » fut longtemps considéré de droit comme le viatique « facile » pour qui voulait aborder les rives d’un lac majeur. En effet, jusque dans les années 1960, cet opus fut le seul élément de La Recherche à paraître dans Le Livre de Poche ! Une bévue remarquable de la part de Folio, qui fit prendre des vessies pour des lanternes à plusieurs générations de lecteurs, puisque les mésaventures de Swann et d’Odette de Crécy prennent logiquement vie après l’épisode de Combray où le petit narrateur séjourne chez sa Tante Léonie. En témoigne l’épisode multi-commenté de la madeleine où « tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, villes et jardins, de ma tasse de thé. »
« Le grand plaisir, avec Marcel Proust, c’est qu’à chaque fois qu’on le relit, on saute des passages différents. » notait, vachard, Roland Barthes.
Ironiquement, les pires épisodes de jalousie qui prennent vie dans la Recherche à propos d’Albertine sont ici, pour ainsi dire, « en germe » si l’on considère l’obsession étroite qui unit Charles Swann à Odette. Personnage oisif, jouisseur, fils d’un riche agent de change juif, Swann « ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez vulgaire […] » (page 13). Ainsi la cocotte Odette, « la Dame en rose » du début, vampe-t-elle Swann à la faveur d’une soirée chez les Verdurin…
Quelques remarques encore : dans A la recherche du temps perdu, Marcel Proust met en scène 200 personnages qui entrent et sortent des coulisses sur 7 tomes : « Du côté de chez Swann », « A l’ombre des jeunes filles en fleurs », « Le Côté des Guermantes », « Sodome et Gomorrhe », « La Prisonnière », « Albertine disparue », « Le Temps retrouvé ». Les trois derniers parurent de manière posthume. Charles Swann, Odette, Albertine, le baron de Charlus, Albert Bloch, Bergotte, Jupien, Saint-Loup, le duc et la duchesse de Guermantes, Tante Léonie, les Verdurin, la mère du narrateur, etc. incarnent chaque note d’une symphonie que Proust menait, non pas à la baguette, mais en pantoufles, son état maladif ne lui permettant que de dîner au Ritz, dormir le jour et écrire la nuit…
Coïncidences (?), le dernier tome de La Recherche, « Le Temps retrouvé », parut en 1927, année de naissance de Pierre Alechinsky ! De 1944 à 1948, il fit ses armes d’illustrateur à l’Ecole des Arts Visuels de, non pas Combray, mais de La Cambre, à Bruxelles…Ses dessins, ornements, « allitérations » visuelles, enchantent à leur manière cette nouvelle publication d’« Un amour de Swann » de leur vie rêvassée, de bribes au fusain, d’un fantasme réifié, et rejoignent le « petit clan » de Marcel à la manière, envoûtante, de la sonate d’Odette.