A parcourir un thème si barbare, point de dégoût toutefois, Julia Kristeva aura eu le bon goût de le rendre appétissant…
Caput !
« C’était un de ces hivers blancs et froids qui congèlent les Balkans et réunissent les familles autour des poêles à charbon. Penchée sur la plaque rougeoyante, je réchauffais mes joues glacées et mes doigts gourds en écoutant distraitement une émission de radio destinée aux enfants :
-Quel est le moyen de transport le plus rapide au monde ? […]
-Je sais, c’est l’avion, s’empressa de répondre ma jeune sœur.
-Pas du tout, la fusée, avançais-je, contente d’avoir le dernier mot.
-Je dirais plutôt que c’est la pensée, compléta maman. »
Ainsi débute en son premier chapitre « Visions Capitales. Arts et rituels de la décapitation » paru chez Fayard/Editions de La Martinière. Cet opus est la version actualisée d’un catalogue muséal que le Louvre commanda à une série d’auteurs, en 1998, sur les fulgurances des « Partis pris ». A la fois thème crucial et cheminement personnel, cette réflexion documentée sur la décollation dans l’art et dans les mythes prend, pour la philosophe, un tour originel, original et somme toute captivant. La pensée de Julia Kristeva file vite. On devine qu’elle s’est régalée à discourir d’un sujet si repoussant, si révoltant à l’homme, et finalement si banal. Car que signifie cet acte qui consiste, pour reprendre les mots de Robert Badinter, à « couper un homme en deux » ? De par sa nature et les visions d’horreur qu’elle convoque, la décapitation entraîne un tas de pulsions vestigiales et universelles, sources intarissables de peur primale : le meurtre, la mutilation, la torture, le cannibalisme. Aux origines de la peine de mort, il n’en était pas question autrement, puisqu’avec la peine « capitale » (decaput : la tête), cette tête, elle devait sauter !
Générateur de terreur, accélérateur d’érotisme, synonyme de funèbre, cette décapitation si souvent représentée en peinture, dans l’histoire et les légendes depuis l’aube la plus noire, est par ailleurs un débat vierge, quasi absent de la réflexion philosophique comme de son pendant éthique.
Têtes coupées
Signe des temps, notre époque serait-elle devenue trop « civilisée » pour s’interroger sur des questions si « dégoûtantes » ? Ainsi que le rappelle Julia Kristeva : « Les coupeurs de têtes ne hantent plus nos régions, sauf dans les Balkans, et encore, en temps de crises graves […] » Ceci dit, en France, l’invention de Monsieur Guillotin ne fut reléguée au musée qu’en 1981 ; quand, en Arabie Saoudite, la peine de mort se donne encore à l’aide du sabre séculier, les autorités se font du souci, les bourreaux experts dans le maniement de l’arme blanche étant de plus en plus rares…Naguère, il y avait des cultes, des têtes de gloire et des saintes faces dédiés à la fascination de l’homme pour la décollation de ses semblables. Les fières peuplades Scythes fauchaient les têtes dans l’emphase du raid guerrier au grand galop. Dans l’Ancien Testament, Judith assassine semblablement Holopherne.
Saint Jean-Baptiste perd sa tête sous le caprice de Salomé. Les vanités obombrent de leurs orbites caves, de leurs traits grotesques et creusés les passions humaines. Jadis un être complet, voilà ce qu’illustrent les chefs sciés, tel un kit Ikea à monter. Cette face absente de son tronc n’est non plus vision de cauchemar, mais d’adoration lorsqu’il s’agit du mandylion, ou de la véronique, ce voile de tissu adoré dans la religion orthodoxe sensé avoir « imprimé » le visage du Christ quand celui-ci s’essuya la face avec. Disciple de Roland Barthes, Julia Kristeva confère volontiers un sursaut natif à cette vieille manie de faire voler les têtes. Elle rejoint J.-B. Pontalis : « au commencement était l’acte. » Crimes de sang, faits divers présents ou passés nous rappellent que la phrase de ce dernier est toujours d’actualité.
Qui tient la hache ?
Redon, Géricault, Artaud, Arnulf Rainer, Félicien Rops, Picasso, Arcimboldo et jusqu’au pape du pop art, Andy Warhol, une infinité disparate d’artistes-voyants mirent en scène la seule tête en objet d’effarement. Provoquant doutes, contemplations, interrogations. Le cinéma, la magie, les trucages contribuèrent dans une large proportion à pérenniser ce fantasme dans l’esprit des foules. Qui n’a jamais souri en voyant le visage en apesanteur de l’homme-astre Georges Méliès dans « Le voyage dans la Lune » (1902) ? Le cavalier sans tête, inspirateur du film de Tim Burton « Sleepy Hollow » (1999), et avant lui de la nouvelle de Washington Irving (1820), n’est-il pas la figure centrale d’une légende vivace en Nouvelle-Angleterre, narrant la soif de sang d’un cavalier, maudit durant la conquête, décapité et coupeur de têtes depuis la tombe ?
Il est pourtant un revers à cet amusement décomplexé qui dédramatise la décapitation aux foules : elle est permanente. Aucune colle n’est assez forte pour ressouder ensemble nerfs, tendons, os et peau. Hormis celle de l’imagination des hommes qui tiennent la hache et se repassent éternellement l’irréversible décollation, jouent à se faire peur en inventant des histoires de vampires qui en veulent « au cou » de jeunes personnes. Cette passionnante déambulation qu’est « Visions Capitales » a bien des vertus. L’une d’entre elles est de nous faire garder la tête sur les épaules…en nous divertissant horriblement.