Photographe de mode pour Paris Match, Elle et Vogue pendant près de 7 ans, il a capturé des visages célèbres, à l’instar de Brigitte Bardot ou Sylvia Kristel, muse divine qui interprétera le rôle d’Emmanuelle. Son témoignage éclaire, par le récit de ses souvenirs, les brûlantes époques des 60’s et 70’s. Tirant le portrait aux yé-yé Gainsbourg et Birkin et participant au lancement de Mademoiselle Âge Tendre (1964), version féminine de Salut Les Copains (1962) lancée à près de 900 000 exemplaires. Just Jaeckin est donc, sans conteste, un personnage hors-normes aux facettes multiples. Embrassant tour à tour la sculpture, la photographie, le cinéma et l’écriture, ces formes d’expressions plastiques n’ont cessé d’étreindre et d’enrichir son parcours. Aimant se définir comme un homme graphique, metteur en scène d’images, il a été considéré comme un perturbateur de consciences agitateur des mœurs. Fervent militant du « Beau esthétique », Just s’affiche, à la fin de sa carrière, en esthète accompli.
Parfois décrié, applaudi ou sévèrement jugé par la critique, il revient aujourd’hui, avec intimité, sur les chapitres qui ont composé l’histoire de sa vie. De joies en déceptions, en passant par des réussites fulgurantes, du bonheur de ses rencontres en anecdotes savoureuses, Just nous fait plonger dans son passé, avec humanité. Homme et artiste achevé, Just Jaeckin nous a ouvert les portes de sa galerie d’art en plein cœur du quartier de la Monnaie, rue Guénégaud, dans le 6e arrondissement de la capitale.
Des premières armes photographiques aux clichés de mode et à la sculpture
Avant la réalisation, Just Jaeckin entame sa carrière par la photographie. Fort de rencontres et de talent, Just a progressé dans ce qu’il considère comme « un art de print, un art de journaux ». Expliquant qu’il voulait « donner à la photographie une matière, une position où la photo s’intègre et prend une valeur au tirage », Just s’est façonné comme « un graphiste, un compositeur d’images » où tout se croise, photographie et sculpture, comme les branches d’un même arbre. « La photographie, c’est le début du cinéma », conclut-il.
« Le début de ma carrière, c’est la guerre d’Algérie, 28 mois de guerre d’Algérie ! » commence-t-il. « J’ai eu mes grands frères qu’étaient Labro, Francis Weber et Jacques Séguéla. Il y avait un journal militaire, Bled 5/5, et j’ai commencé à être photographe pour le journal » raconte-t-il. « En revenant d’Algérie, comme j’avais fait des études avec Régis Pagniez chez Paris Match, je suis rentré au journal comme directeur artistique adjoint. »
Durant cette période, Just Jaeckin lance alors son propre journal, Dis-moi, « avec Marcel Cohen et d’autres personnages », qui connaîtra une année de succès. Par la suite, Daniel Filipacchi (Président d’honneur d’Hachette Filipacchi Média et animateur radio) vient le voir et lui donne un journal à créer. Cet échange signera l’acte de naissance du magazine Mademoiselle Âge Tendre (1964), dont le tirage atteint rapidement un million d’exemplaires, « ce qui est extraordinaire », ajoute-t-il.
De 1964 à 1970, Just se recentre sur la photographie. Il signe des tirages dans les magazines de mode les plus réputés, à l’exemple de Vogue, Harper’s, Queen ou Marie Claire. Il verra derrière son objectif des personnalités telles que Gainsbourg ou Bardot. « Puis, j’ai commencé à faire mes premières sculptures, des sculptures d’après mes photos ». Ces réalisations seront exposées à partir de 1968 à la galerie Stadler.
« J’étais donc sculpteur en même temps que photographe et arrive une émission de télévision, Dim Dam Dom, par Daisy de Galard, une femme fantastique, qui donnait la possibilité à toute personne issue des milieux artistiques d’avoir une caméra et une équipe de tournage pour des sujets de 7 minutes. Il y a eu Gainsbourg ou Bachelet, beaucoup de gens de l’époque sont sortis de là ». Just explique avoir appris le cinéma grâce à cette émission. Elle lui aura permis d’appréhender l’évolution des techniques de réalisation et du matériel, alors en plein essor, pour conserver une certaine technicité. Il s’exerce à la réalisation sur une trentaine de sujets, avant de poursuivre le tournage de nombreux spots publicitaires dans les années 1960, période naissante de la publicité à la télévision.
La route d’Emmanuelle
Just Jaeckin fait alors la connaissance du producteur Yves Rousset-Rouard (Les Bronzés de Patrice Leconte, Le Souper d’Édouard Molinaro), qui n’avait, jusqu’ici, jamais produit de films. Ce dernier, encore producteur de films publicitaires, propose à Just un long-métrage, Emmanuelle, adaptation du roman d’Emmanuelle Arsan dont Yves Rousset-Rouard avait acquis les droits. Après avoir lu le livre, Just refuse tout net : « Il n’est pas question de faire un film comme ça ! »
Just Jaeckin avait certes déjà réalisé de nombreux films publicitaires, participé à la série Dim Dam Dom et pris beaucoup de clichés, mais convaincu de manquer d’expérience, il se sent incapable de se jeter dans l’aventure d’un long-métrage. Jean-Louis Richard (metteur en scène, comédien et scénariste pour François Truffaut : La Peau douce, 1963 ; Fahrenheit 451, 1966 ; La Nuit américaine, 1973) vient le voir et fait basculer sa décision. Just raconte : « Il m’a dit, on peut faire un truc, avec ton côté artistique. Le scénario est formidable ! Jean-Louis m’a donc fait un scénario sur mesure, et j’ai accepté de faire Emmanuelle ».
Just Jaeckin, Monsieur Emmanuelle
Le succès d’Emmanuelle, Just ne se l’explique pas. « Les choses m’échappent totalement. Nous étions partis avec la caméra sous le bras et 3 centimes, en espérant que cela ressortirait un jour. 41 ans après, le film passe toujours une fois par mois dans le monde. C’est devenu un mythe ! » Selon Just Jaeckin, la raison du triomphe d’Emmanuelle est d’être arrivé au bon moment, comme un film de société. D’abord, explique-t-il : « parce que le genre même du film, le film de charme ou d’érotisme, était inconnu. Il n’y avait que les films pornographiques, visionnés par les hommes uniquement. Ensuite, Yves Rousset-Rouard a refusé de sortir le film sur un circuit de distribution X, préférant un circuit de distribution traditionnel (Pro 10). Le film est donc paru sur les écrans de cinéma traditionnel, à une époque où la société française était en pleine mutation. » Le climat explosif d’une sexualité qui se libère des tabous au début des années 1970, l’arrivée de la pilule contraceptive et le fait même que ce sont désormais les femmes qui emmènent leur mari en salles, participe au succès phénoménal d’Emmanuelle. Près de 8 894 000 spectateurs en France, et une lame de fond internationale qui va jusqu’à atteindre le Japon et les États-Unis, feront dire à la critique : « X was never like that » !
Sylvia Kristel, la pureté pour incarner l’érotique
Just Jaeckin se remémore la rencontre avec Sylvia Kristel, décédée en 2012, qui interpréta le rôle principal. « Premièrement, il n’y a pas une comédienne française qui a accepté de faire le film parce que l’érotisme était classé comme pornographique. Ensuite, il n’était pas évident de trouver l’héroïne avec un réalisateur qui n’avait jamais rien tourné et un producteur qui n’avait pas d’argent ». Alors qu’un ami de Just Jaeckin, Nicolas Ray, fait un casting d’eurasienne à Amsterdam (Emmanuelle Arsan, de son vrai nom Marayat Bibidh, étant eurasienne), Just tombe sur Sylvia Kristel : « ce grand échalas blond à cheveux courts avec les yeux bleus. J’ai eu un coup foudre pour elle. Elle était tellement pure. »
Pour Just, Emmanuelle est une initiation à la sexualité, dont les enseignements peuvent se résumer à la tirade magistrale d’Alain Cuny, interprète de Mario, qui initie Emmanuelle aux plaisirs érotiques : « Une femme que l’on engrosse au fond d’un lit conjugal ne connaît pas l’érotisme. Il faut rendre le couple hors-la-loi. Il faut célébrer l’érotisme comme une victoire du rêve sur la nature…» Pour Just : « c’est le premier film à parler sexualité de façon amour, beau, montrant que la femme n’est pas une salope, ou que deux femmes ont le droit de s’aimer ». Et c’est là toute la puissance de l’érotisme : suggérer, pour laisser libre cours aux fantasmes et à l’imaginaire de chacun. « Laisser le spectateur projeter son propre érotisme », dit-il. Le film encourage alors, en France, mais aussi au Japon, ou aux États-Unis, à décomplexer l’érotisme et libérer les mœurs. « C’est ça pour moi, Emmanuelle, et on le doit beaucoup aux dialogues de Jean-Louis Richard. Emmanuelle, ce n’est pas que moi, c’est toute une équipe. »
L’après Emmanuelle, trois années de traversée du désert
« J’ai eu trois ans de black out après. Les gens ne voulaient plus travailler avec moi. J’étais devenu le diable. Cela a été un drame pour ma famille, les filles ne voulaient plus sortir avec moi. Les journaux m’ont dit : écoute Just, on t’adore, mais on ne peut pas faire coller l’image d’Emmanuelle avec Vogue ou Elle. La galerie Stadler a rompu mon contrat, estimant que je l’avais trahie. Ils avaient misé sur moi en tant que sculpteur et non en tant que réalisateur. »
Just Jaeckin aura droit à des insultes, « le pornographe », celui qui a sali le cinéma français. Des problèmes de peau et une dépigmentation des cheveux. Mais il saura partir d’un pas nouveau, aux États-Unis, réaliser des films dont il était plus maître. L’érotisme n’a jamais été « son langage », et Just réalisera, grâce au soutien de Jean-Louis Richard, plusieurs longs-métrages à l’instar d’Histoire d’O (1975), Madame Claude (1977) ou Le Dernier Amant Romantique (1978, obtenant le prix du Record Cinéma français au Canada, pourtant assassiné par la critique française).
La galerie Anne et Just Jaeckin, une manière de garder l’emprise sur le réel
Depuis 1998, Just Jaeckin s’est recentré sur les premiers médiums d’expressions qu’il affectionne. Ouvrir une galerie, c’était pour lui le moyen de garder un contact avec la réalité. Aujourd’hui retiré avec sa femme, Anne, en Normandie, Just extrapole et modernise ses réalisations de ses jeunes années de sculpteur. Dans son travail, on trouve également une prédominance d’Indiens, qui s’explique par une vision singulière de la politique chez ce dernier.
« En politique et en société, nous sommes tous des Indiens », lance-t-il. Nous sommes effectivement tous l’étranger de quelqu’un, et donc, « il n’y a pas de races ». Un message qui professe l’ouverture et la tolérance. Mais pas seulement, puisque Just aime aussi façonner les chevaux et l’ardeur de leur noblesse animale.
Et Just s’affiche en observateur, contemplateur de la Nature, rappelant les contemplations stoïciennes ou platoniciennes. Fervent admirateur de la Nature et du Beau, considérant « l’homme comme un préhistorien en art par rapport à la beauté parfaite de la Nature. Nous sommes très petits face à la richesse du monde, de la lumière, des brumes et des essences ». Il plaide en faveur de l’amour de ce Beau, où s’occuper de soi et bien vivre, grâce à la beauté véhiculée par l’art, est primordial. Just Jaeckin pense d’abord « faire les choses pour soi, sans s’occuper de ce qui se vend ou ne se vend pas », considérant, avec intégrité « avoir acheté ma liberté, la liberté de faire ce que j’ai envie de faire. »
Affichant un égoïsme non dissimulé et revendiqué, Just estime que l’art est élitiste : l’on possède un don où l’on n’en possède pas. Déplorant la superposition de la création et l’uniformisation du monde, l’art reste pourtant selon lui, le meilleur moyen de bien vivre sa vie. Il assure que « si les gens vivaient de leurs dons naturels, ils seraient tous heureux. » Voilà qui explique pourquoi Just Jaeckin a mené une vie touche-à-tout, riche et plastique, revendiquant ardemment de n’avoir « jamais aimé une chose suffisamment pour ne faire qu’une seule chose ». Et d’ailleurs, Just prépare un nouvel ouvrage…
(http://www.jaeckin.fr/ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation de Just Jaeckin. Tous droits réservés ©Just Jaeckin)