Duchamp avec un A…
A comme « Anartiste », ainsi se revendique l’artiste à la fin de sa vie, un mot valise composé du préfixe privatif « a » et du nom « artiste ». Duchamp se voyait comme un « non-artiste » de façon à réinventer les code de l’art et s’est peut-être avant tout inventé une façon nouvelle d’être artiste. Le second sens du mot composé est encore une contraction d’« anarchiste » et d’« artiste ». Duchamp est un libertaire qui refuse le conformisme artistique du monde des galeries parisiennes, un refus qui va le conduire à New York en 1913 pour y exposer à l’Armory Show son « Nu descendant un escalier n°2 » : une peinture futuro-cubiste qui provoquera le scandale auprès du public et aura un vif succès auprès de l’avant-garde américaine. Un an plus tôt, cette œuvre fut retirée du Salon des Indépendants à Paris, car jugée incompatible avec les critères du cubisme.
Duchamp en conclut que : « ce sont les regardeurs qui font le tableau ».
Duchamp avec un B…
B et C comme « Blainville-Crevon », cette commune située à 20 kilomètres de Rouen a vu naître le petit Marcel dans une famille d’artistes, il passe sa scolarité dans la capitale normande, puis vit à Paris et voyage entre la France et les Etats-Unis où il se fait naturaliser américain en 1955. Artiste de sa propre disparition, il choisit de reposer dans le caveau familial sur lequel il a fait graver l’épitaphe : « D’ailleurs, ce sont toujours les autres qui meurent ».
On découvre au fil des mots égrainés la passion du dessin de presse dans les années 1900 pour retranscrire la figure humaine, ainsi que la thématique de l’érotisme où le trait des gravures se fait délicat s’inspirant des « morceaux choisis » de maîtres tels Ingres, Courbet ou Rodin… « Prière de toucher » est une sculpture composée d’un catalogue de couleur rose pâle dédié à l’exposition « le Surréaliste en 1947 » : un sein en latex en relief est intégré sur la couverture du catalogue, l’étrange objet mystérieux est enfermé dans une boîte vitrée qui donne au visiteur le désir de le manipuler. Duchamp détourne ici avec humour la consigne muséale « prière de ne pas toucher ». Cette œuvre est une invitation à dépasser le sens de la vue au profit du toucher, plus matérialiste, et propose une expérience tactile à rapprocher des nombreuses recherches des surréalistes pour sortir du conformisme académique.
Duchamp avec un D…
Joueur d’échecs inconditionnel et obsessif, il fait de ce jeu un art de vivre que l’on retrouve au cœur de ses œuvres graphiques : rois, reines, tours, fous, cavaliers apparaissent tout au long de son travail des années 1910.
Dans le tableau « les joueurs d’échecs », Duchamp décompose le mouvement d’une partie d’échecs dans le temps où les deux adversaires se rejoignent et communient à travers le jeu. Le caractère intellectuel de ses œuvres futures est présent à travers cette thématique et le jeu sert à inventer un nouveau moyen d’expression avant-gardiste. Duchamp développe un autre jeu de l’esprit à travers l’humour pour baptiser ses œuvres.
La sculpture « Fresh widow » est une fenêtre verte dont les vitres sont opacifiées par du cuir noir, le titre tient à l’un de ces calembours qu’apprécie l’artiste, car aux États-Unis ce type de fenêtre à battants s’appelle « french windows ». Cette fenêtre s’est transformée en « veuve joyeuse » en référence au noir de ses vitres obstruées, la fenêtre n’est pas ouverte sur le monde mais plutôt aveugle, telle la « porte fenêtre à Collioure » de Matisse. Ici, la fenêtre s’affirme comme objet et renvoie le spectateur à une interrogation sur son propre regard.
« Roue de bicyclette » de 1913 est trop souvent considéré comme le premier « Ready-made » (objet manufacturé), or il n’en est rien. Duchamp a juste assemblé la roue de vélo et sa fourche à un tabouret l’utilisant comme un socle à la manière des sculptures de son ami Brancusi. Ce qui intéresse ici l’artiste, c’est le mouvement de la roue qui tourne sur elle-même et qui le fascine tel un feu de cheminée. En 1914, Duchamp choisit un porte-bouteilles au Bazar de l’Hôtel de Ville de Paris « sur la base d’une pure indifférence visuelle » selon ses dires, place l’objet ordinaire dans une position anormale et le consacre au statut d’œuvre d’art en le privant de sa fonction par le simple choix de l’artiste. Consacré ainsi premier Ready-made, le « Porte-bouteilles » n’est pas un choix esthétique. A travers cette œuvre avant-gardiste, Duchamp remet en cause le rôle et le statut d’œuvre d’art en apportant enfin une approche plus conceptuelle de l’art.
En 1917, Duchamp envoie pour le prochain salon de la « Society of Independant Artists », à New York, un urinoir manufacturé qu’il intitule « Fontaine » et qu’il signe du pseudonyme Richard Mutt : cet objet est refusé par le jury ! S’agit-il ou non d’une œuvre d’art ? L’artiste a détourné un objet du quotidien, l’a renversé puis rebaptisé d’un autre nom, cela interpelle encore aujourd’hui, ce qui est sans doute la meilleure réponse et un pied-de-nez… selon Duchamp, l’idée prévaut sur la création.
L’œuvre de Marcel Duchamp a bouleversé le monde des arts du 20e siècle avec l’invention du Ready-made et ouvert la voie à des mouvements avant-gardistes. Les mouvements qui utilisent les objets du quotidien pour critiquer la société de consommation, tels le Pop Art aux Etats-Unis (Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Andy Warhol…) et le Nouveau Réalisme en Europe (Arman, César, Jean Tinguely…) lui sont reconnaissants d’avoir dynamité le carcan académique. Loin de jouer la provoc’ vide de sens, Duchamp interpelle notre regard pour comprendre l’Art sans « prêt-à-penser ».
(« ABCDuchamp : l’expo pour comprendre Marcel Duchamp », du 15 juin au 24 septembre 2018, Musée des Beaux-arts de Rouen, http://mbarouen.fr/fr ; tous visuels photos Stéphane Chemin)