Berceau de la vie, lieu et lien « placentasmique » du renouveau, mais pas dans le même corps ! Pas dans la même tête, mais dans un monde qui sans cesse a besoin d’un nouvel être telle une bûche dans une cheminée. Pour que le feu brûle, pour que la flamme des désirs crépite par une couleur sang dans le couloir de la mort, dans la cheminée de l’immortalité. Marc Graciano nous parle du « viol-rance » de la violence, violence immémoriale de l’humanité, révélée par le théâtre macabre des bêtes assoiffées de haine envers les femmes ; comme pour mieux se libérer de leurs semences maudites.

Comme si la normalité, l’absolue nécessité du balancement entre le mal obstiné et la beauté devait être le lieu où tout se déchire pour mieux renaître. Comme pour mieux nous préparer doucement par l’ablution quotidienne de nos turpitudes à l’aboutissement de l’eau primitive, le grand Océan. Une métamorphose du désordre par la permanence du vivant, où, le chemin « traversant » ouvre la vie par le silence de soi, vers une mer(e) nature, comme une chrysalide transfigurée entre chenille et papillon, entre une mer d’huile et un tsunami.

La vie des êtres serait-elle finalement pour l’auteur la fusion impossible des matières humaines distinctes mais nécessaires au grand tout, le sillon du vent sur le sable et que la mer viendrait effacer, des lumières jaunes scintillant avec pureté dans la nuit éthérée et étoilée ?

Sans doute doit-on tous y passer, « disparaitre définitivement » et devenir tour à tour, bourreau, victime, ou guérisseur ? Normal donc que l’ouvrage se décompose en trois actes, une comédie du sens, entre pureté et souillure, entre silence et distance, entre lumière et lumière électrique, entre reconstruction et « rêve-lation » !  « Au pays de la fille électrique » clôt la trilogie, semble t-il ! Avec toujours les mêmes obsessions. Comme si ce qui était important pour l’auteur était de permettre une réécriture, l’impermanence des temps dans la permanence des thèmes, – même si celle-ci est plus épurée -, sur une blessure hypnotique et ritualisée, que l’on préfère enterrer et qui n’arrive pas à se cicatriser malgré les ablutions nécessaires. Mais qui en réécrivant le caractère immuable de l’obsession n’a de cesse que d’exprimer un éternel retour. Rendre possible une rédemption réinventée, vécue, par la promesse d’une atomisation de l’être.

Le créateur, se fait alors personnage, comme s’il était le seul à pouvoir soigner après avoir détruit. Il se fait nature de l’âme à la place du corps de la nature, un être magique, le mage de l’être, le « mège ». Une incursion bienveillante dans cette narration sans psychologie, sans attachement de l’héroïne à ce qui l’entoure, en rupture totale avec la société, avec l’être humain, murée dans son silence. Elle avance sans un retour en arrière, le regard fixe par un flot continu de descriptions minutieuses, discontinu par les espaces traversés. Par une écriture litanique, descriptive faisant office d’un racloir sur l’humus d’une Forêt profonde qui n’est plus tout à fait bleue. Que l’on traverse, pour permettre le repos jusqu’au vortex des courants transparents par leur grande pureté et qui coule on ne sait où, vers le grand Océan probablement !

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« … Ils regardèrent silencieusement le parc, comme ils l’avaient fait à chaque fois, puis le jeune infirmier se mit à lui parler sans la regarder et il lui dit qu’il ne bénirait jamais assez le jour où elle avait été hospitalisée parce que c’était ainsi qu’il avait pu la rencontrer, et il lui dit qu’elle était un être rare et beau qu’il était heureux qu’elle existe, et lui dit qu’il ne savait pas ce qui s’était vraiment passé pour elle mais que c’était sans doute, peut-être, il serait pour elle toujours impossible de parler, mais il dit que, quoi qu’il se soit passé, ça n’avait pas pu entamer sa valeur et sa beauté, que ça n’avait pas pu fondamentalement l’abîmer, puis il garda le silence… puis il se tourna vers elle et elle vit qu’il pleurait, et il pleura librement en laissant bien rouler les larmes sur ses joues et sans les essuyer ni rien, et elle sentit qu’il ne pleurait pas pour lui, ni qu’il pleurait sur elle, mais qu’il pleurait pour elle, et qu’il était heureux de pleurer pour elle. »

Porte ouverte d’une cage désaffectée des rêves, par la grâce de la suspension du langage, ce road movie poétique du regard crée des effleurements d’un intime enfermement. D’un hangar de la rupture ou la jeune femme d’une grande taille, maigre, qui possédait des cheveux longs, laissée seule et pour morte dans le noir nous entraîne dans l’épilogue qui fait réponse au prologue. Comme ramené dans une lumière crue et blanche d’un espace vide où est échoué un grand cygne blessé, noir par les tâches d’un liquide saumâtre des corps suspendus, électrique par cette force divine qui ferait bouger et voler « l’âmago » de cette marionnette en bois « comme un imago après qu’il soit sorti de la rivière, comme une phalène prise dans l’aura d’un lampadaire… »

Qui pourrait alors apaiser le cœur du lecteur chaviré entre l’innommable et la beauté, trouver la clé du cadenas de la raison d’un auteur qui semble prisonnier d’un idéal inatteignable comme un numéro 6 où laisser libre cet oiseau de paradis, virevoltant sur le sol humide où naviguent au gré du ressac les larmes des marées ?

« … Elle se disait que ses paupières étaient comme des petits êtres autonomes et aveugles et vivants qui auraient voulu capter leur environnement à l’aide de leurs cils vibratoires, ou des papillons qui se seraient cherchés pour s’accoupler, et elle trouva bizarres les pensées qu’elle avait maintenant… »

« Au pays de la fille électrique » épouse par sa poétique, un langage salvateur qui ne vous quittera plus, comme un parfum qui remplira le cœur de vos certitudes, de votre rapport au monde, rongé par les servitudes que l’on s’impose alors que l’impossible est toujours possible. Un texte à rencontrer au coin d’une rue, au coin d’un lampadaire, scintillement impur des lumières de la ville, où l’ombre des loups se fixe sur le mur gris de la nuit, c’est que votre heure est venue !

(« Au pays de la fille électrique » de Marc Graciano, éditions José Corti, sortie août 2016, 160 pages, 19€)