« Elle vit l’aube approcher et discrètement elle se tut. » – « Les Mille et Une Nuits »

« Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits » est un conte qui oppose la tradition du fantastique dans la littérature orientale à la tradition occidentale de l’irréalisme tout en interrogeant notre vie contemporaine à la lumière de l’histoire, de la mythologie ou d’une théogonie qu’en Occident nous ne connaissons que trop peu. Un livre sur la folie et la raison, sur la « normalité » ou sur les « étrangetés » qui, si les unes ou les autres prennent le dessus, conduisent les hommes à leur destruction, irrémédiablement. Seule l’acceptation des différences permet l’équilibre des contraintes et, en quelque sorte, l’absence de la déraison !

Salman Rushdie, grand admirateur des célébrissimes « Contes des Mille et Une Nuits » et de Shéhérazade, à l’image de Dunia, Reine des créatures surnaturelles faites de « feu sans fumée », a peuplé son roman de personnages humains ou « djinns », engagés dans un combat essentiel pour la survie de la civilisation, confrontée aux menaces des fanatismes religieux, climatiques, politiques, financiers et idéologiques. Dès les premières pages du livre, on participe aux rivalités philosophiques entre deux penseurs de l’époque médiévale : Ibn Rushd, le rationaliste connu en Occident sous le nom d’Averroès, aux prises avec le théologien Ghazali de Tus, structurent l’épopée du récit. Comme si l’incohérence philosophique dans laquelle semer la peur au-delà et au cœur même des hommes poussait inéluctablement les plus récalcitrants à croire en Dieu et, ce faisant, consolidait à l’infini le socle même de toute religion, au cœur de toute manipulation, de toute soumission « raisonnable » !

« La déraison court elle-même à sa perte en raison de son caractère déraisonnable, disait de poussière à poussière, Ibn Rushd à Ghazali. La raison peut s’accorder un petit somme mais l’irrationnel est le plus souvent comateux. A la fin c’est l’irrationnel qui sera pour toujours enfermé dans le monde des rêves tandis que la raison triomphera – Le monde dont rêvent les hommes, répondit Ghazali, est le monde qu’ils essayent de construire… la vie n’est qu’une antichambre ou un passage, l’éternité est le monde réel. »

Comme le suggère l’auteur, la grande faute des hommes viendrait du texte, de la littérature qui, après avoir porté l’intention d’inventer Dieu,  au lieu d’avoir créé un libérateur n’a en fait qu’engendré un destructeur. Voilà, sans nul doute, la grande épreuve (et la grande illusion !) à laquelle nous sommes tous confrontés.

« Imaginons la race humaine comme s’il s’agissait d’un seul individu, proposa Ibn Rushd, l’enfant ne comprend rien et se cramponne à la fois parce qu’il ne dispose pas du savoir. La lutte entre la raison et la superstition peut-être considérée comme une longue adolescence de l’humanité et le triomphe de la raison sera sa maturité… Tu verras qu’avec le temps, c’est la religion qui finira par amener les hommes à se détourner de Dieu. Les croyants sont les pires avocats de Dieu… Ce n’est pas que Dieu n’existe pas mais c’est que comme tout parent fier de sa progéniture il attend le jour où son enfant peut tenir debout sur ses deux pieds, faire son propre chemin dans le monde et se libérer de toute dépendance à son égard… Cela prendra peut-être mille et une années mais à la fin la religion va se ratatiner jusqu’à disparaître et alors seulement nous commencerons à vivre dans la vérité de Dieu. »

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Une modernité du passé qui nous interroge pour le moins sur le paradigme de l’illusion individuelle que nous avons créé et imposé de génération en génération. A l’image d’une histoire « du parasite du conte » qu’expose longuement Salman Rushdie :

« Selon les Unyaza peuple de la chaîne de montagne de Lâm qui encercle presque le Vieux Bagdad… le parasite du conte pénétrait par les oreilles dans le corps des bébés dans les heures qui suivaient leur naissance et incitait les enfants au cours de leur croissance à réclamer particulièrement ce qui leur était néfaste : contes de fées, utopies, illusions, chimères, fantasmes et autres mensonges. Ce besoin qu’on leur présente les choses qui n’existaient pas comme s’il s’agissait de choses réelles était dangereux pour un peuple dont la survie dépendait d’une lutte constante qui exigeait d’accorder en permanence la plus vive attention à la réalité… Les Unyaza ne vénéraient aucun dieu même si le parasite du conte les infestait de rêves dans lesquels des divinités de la pluie leur apportaient de l’eau, des divinités de la viande leur fournissaient des vaches, des divinités de la guerre frappaient leurs ennemis de dysenterie pour qu’ils fussent plus faciles à éliminer… Après avoir ordonné que les oreilles des bébés soient bouchées à l’aide de boue pour empêcher le parasite du conte d’y rentrer… Un profond sentiment de pessimisme se répandit à mesure que la jeune génération comprenait que bien-être, aisance, gentillesse et bonheur n’étaient que des mots qui n’avaient aucun sens dans le monde tel qu’il était… Ils en arrivèrent à la conclusion qu’il n’y avait de surcroît nulle place dans leur existence pour des faiblesses aussi débilitantes que l’émotion, l’amour, l’amitié, la loyauté, la camaraderie et le bonheur… Sous l’emprise de ce pessimisme rebelle qui avait succédé à la maladie du conte, ils massacrèrent leurs aînés et s’entre-tuèrent jusqu’au dernier… Une chose qui n’existait pas mais qui, en raison de son insidieux pouvoir de persuasion, aurait entraîné des conséquences identiques à celles qu’un tel parasite imaginaire aurait pu entraîner s’il avait existé, auquel cas les Unyaza qui détestaient les paradoxes presque autant que les fictions, auraient, paradoxalement, pu être exterminés parce qu’ils étaient convaincus qu’une illusion qu’ils avaient créé collectivement était la vérité. »

Vous trouvez ça kafkaïen ? Comment en sommes-nous arrivés là ?!

Dans ce monde qui se cache derrière le voile de la réalité, le monde des « djinns » n’est pas réputé pour leur vie de famille, l’amour est rare, mais le sexe ne s’arrête jamais. Les sentiments les plus nobles tels que l’altruisme, la dévotion, leur sont complètement étrangers. Le sexe mis à part, le fait d’être, est par nature, un état inactif, intemporel et c’est la raison pour laquelle le monde des humains, fait d’altérations, d’erreurs et de désirs attirait de tous temps les « djinns ». Et lorsque se produisait une faille entre les deux mondes, les « djinns » ne pouvaient s’empêcher de se mêler, d’embrouiller, démêler la toile des activités humaines, accélérant ou freinant les métamorphoses sans fin de l’histoire de nos sociétés. L’influence des « djinns » était omniprésente et il était plus convenable et convenu d’interpeller le hasard pour expliquer ce qui, il faut bien le dire, était de nature inexplicable et les étrangetés se multiplièrent donc de façon inexpliquée ! Les « djinns » les plus sombres étaient capables de se rendre invisibles, ils posaient alors leurs lèvres sur la poitrine des hommes pour instiller leur murmure dans leur cœur, prenant ainsi possession entièrement de leur corps et âme. C’est alors que la guerre des Mondes commença, où s’affrontaient lumière contre les ténèbres, lumière contre lumière, ténèbres contre ténèbres :

« Quand le désir te prend, tu deviens flou, tes contours s’effacent, se perdent dans la fumée ». Lorsque l’amour se meurt le désir apparaît comme une folie, née de la croyance que le corps, séparé de l’âme, rend possible l’éclair de la beauté des amoureux brisés. Une balle pointée sur ton cœur, c’est-à-dire l’amour véritable,  innocent dans la culpabilité !

C’est pour cela que nous avons besoin du Monde Magique !

Mais, dans le monde des « djinns », l’illusion, la fiction comme les livres n’existent pas, le feu consume le papier ! Tout en acceptant la gravité de cette blessure, en l’examinant dans toute son horreur et non en la consumant par peur, nous nous métamorphosons en étant plus fort que la douleur. Ainsi l’homme n’était non plus et non seulement à l’origine de la maladie, mais il sut se transformer en remède ! Alors seulement après avoir affronté ses démons, il devient raisonnable, il n’a plus peur. Et les deux mondes purent enfin se séparer. Mais à mesure que les jours devenaient des années, que les jours devenaient des nuits, l’homme cessa de rêver !

«  Dans les livres de jadis nous entendons parler de vous ô rêves, mais l’usine à rêves a fermé. C’est le prix à payer pour jouir de la paix, de la prospérité… Que la sauvagerie qui est en nous, et que le sommeil libère, ait été matée, que notre part obscure qui suscite le théâtre de la nuit soit apaisée… Nous sommes heureux, mais nos nuits restent muettes. »

Serions-nous totalement heureux

si nous étions simplement débarrassés de notre perversité ?

De nos cauchemars ?

Rien n’est moins sûr

quand il s’agit de la transparence de la fumée !

Il y a dans « Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits », une future place déjà réservée dans la bibliothèque des lecteurs à côté du « Pèlerin de Compostelle » de Paulo Coelho, « Le Nom de la rose » d’Umberto Eco, « Les Mille et une Nuits », « L’Incohérence de l’incohérence » d’Averroès… Peut-être qu’après avoir perdu ceux que nous aimons nous les cherchons dans les visages des autres, de tous les autres, dans leur infinie diversité, c’est sans doute cela la tolérance !

Les rêves des hommes sont-ils devenus des rêves maudits ?

(« Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits » de Salman Rushdie, éditions Actes Sud, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, sortie septembre 2016, 320 pages, 23€)

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