« Le musée est le lieu du seul monde qui échappe à la mort. » – André Malraux

Un musée imaginé. Et si l’art disparaissait ?

Et si notre mémoire s’estompait face à l’inutilité d’un monde qui tourne sur lui-même en mode « REPEAT », je suis, j’y reste, tant pis pour la destruction, je n’y suis pour rien ! Nous sommes en 2052, l’esprit de l’abîme rôde, tel un loup autour de nos esprits craintifs et assoupis. L’art est menacé d’interdiction, seuls quelque quatre-vingts œuvres clés ont pu être sauvegardées au sein d’un musée transnational. À l’image d’une communauté d’hommes-livres, d’hommes-libres, d’homme-toiles, d’homme-sons et de paroles, d’hommes-plasticiens, d’homme-mondes, d’hommes-œuvres, où chacun doit trouver le moyen de préserver l’absence de l’objet, de sorte que l’on ne le regarde plus, tel un malade amnésique, impuissant dans son silence et indifférent à la beauté du monde !

C’est un jeu de l’absence et des présences sauvegardées, empruntant au genre de la dystopie et plus particulièrement à la nouvelle Fahrenheit 451 (Ray Bradbury, 1953), qui s’élabore au Centre Pompidou-Metz en un musée idéal. Projet singulier, car pour certaines de ces œuvres, elles ne revêtent pas le caractère universel de la beauté, ni seraient celles que nous privilégierions dans notre bibliothèque du savoir idéal, mais celle que nous aurions pu sauvegarder du désastre ! Un musée imaginé par la contrainte et qui pose la question de la disparition que nous connaissions par simple ignorance, par manque de volonté ?

Rassemblant les collections de trois institutions – le Centre Pompidou parisien, la Tate Liverpool, le MMK Francfort – l’exposition porte, projette le visiteur en plein cœur d’une mémoire future, fictive où l’art n’est plus cette fois des mots, de la littérature mais une image, des sens, un langage même d’une représentation universelle d’un musée vivant, rassemblant les œuvres de Chris Marker, Louise Bourgeois, Marcel Duchamp, Andy Warhol, Lucio Fontana… Celle-ci de termine par le passage dans un Studio de mémorisation où le public est appelé à y restituer ses souvenirs, ses schèmes, des images sur la toile du dôme du Palais de son histoire, pour que tel un fil d’Ariane, la création demeure, fût-elle un éternel recommencement, une constellation du possible toujours en mouvement !

« Fresh window » de Marcel Duchamp – « Superposition et transparence » de François Morellet

Le parcours de l’exposition est imaginé autour de 9 sections, un préambule à la destruction révélant la vulnérabilité de la culture, puis les prémisses à une nouvelle articulation du monde par des capsules temporelles, un musée portable de forme réduite où l’artiste sélectionne, inventorie une synthèse personnelle du monde à l’image de « Museum » (1942) de l’artiste Joseph Cornell, ou de « La boîte-en-valise » (1936-1941) de Marcel Duchamp. Une toile de la même couleur que le mur sur lequel elle est accrochée (toile à l’unité, 1973, de Claude Rutault) met en question l’existence même du tableau et par la même le statut de l’œuvre d’art. Puis vient la salle de la transfiguration où comment dire « assez de réalité » pour s’engager dans un processus de réinvention du réel telle que « La douche » (1961) de Daniel Spoerri.

La salle « Persistance de l’image » fait la place au flux continu d’images, de la même image qui s’accompagne pour notre être à une infinité de copies, à une banalisation des standards, à un épuisement de toutes actions, sauf ceux de la consommation ; sans réflexion et sans envie ou peut-être la façon pour l’art de survivre par l’infini de reproduction qu’elle génère, à l’image de l’œuvre des « 100 Campbell’s Soup Cans » (1962) d’Andy Warhol.

Alors en réaction sans doute, place au sens et à la sensualité, aux perceptions troublées pour s’abandonner dans l’espace-temps et faire l’expérience d’une autre temporalité avec les œuvres de Lucio Fontana, « Concetto Spazial » (1949-1950), l’installation composée de 2 mannequins posés sur le sol, une sorte d’Adam et Eve intersidéraux, semblent observer dans le vide au-delà d’eux, comme pour mieux nous dire : « regardez ce qui est en vous et non ces simples objets manipulés perdus sur le sol froid de la consommation, extraterrestres de notre propre monde ! » Un monde où nous serons un jour, tout comme dans le film « La jetée » de Chris Marker, à la recherche de notre propre passé, marqué par une image d’enfance, marqué par l’image d’une femme et d’une boulle lumineuse qui ne peut qu’être le soleil incandescent de notre violence, révélant que quelque chose a eu lieu, mais quoi, puisque nous n’avons plus de mémoire !

« Soup cans » d’Andy Warhol – Frank Stella

« Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de faits, qu’ils se sentent gavés, mais absolument brillants côté information. Ils auront alors l’impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement alors qu’ils feront du sur-place. » – Ray Bradbury, Fahrenheit 451

Le Musée imaginaire est comme espace mental, un mème ouvrant les abysses des songes à la pensée des formes et des influences, de sorte que ces traces du passé créent une médiation vers cet ailleurs, comme un dispositif indissociablement théorique et visuel, comme une énigme, une lumière blanche et bleue, comme un infini immatériel + 1 l’homme, pris dans un réseau de langage, le vôtre, le notre, le leur !

Le plaisir est un art, l’art est un rêve. « Rien ne peut nous empêcher de rêver à propos de l’art et rien ne peut stopper le plaisir », alors vivons !

« L’œuvre surgit dans son temps et de son temps, mais elle devient œuvre d’art par ce qui lui échappe. » – André Malraux, La Métamorphose des dieux.

Oskar Schlemmer. L’homme qui danse

« Je voudrais tracer une forme monumentale avec une ligne moins épaisse qu’un cheveu… » – 1913

Le Centre Pompidou-Metz consacre depuis le mois d’octobre et jusqu’au 16 janvier une exposition au peintre, théoricien, danseur, dessinateur, chorégraphe, musicien et chorégraphe allemand Oskar Schlemmer (1888-1943). En plaçant l’étude du corps en mouvement dans une nouvelle plasticité, celle du corps dans l’espace, l’artiste a su poser au cœur de sa réflexion politique et artistique la place de « L’homme et la figure d’art ». Un négatif multiple, en surimpression, à la croisée de plusieurs plans, des courbures du temps où pointe le visible par chevauchements successifs de l’invisibilité, tel un espacement du temps, « au devenir espace du temps et au devenir temps espace », comme le suggère Jacques Derrida.

Un homme qui devient esprit – est en même temps un esprit qui devient corps, un homme qui cherche le sens et « c’est dans la pulsion du jeu que se trouve la force d’où jaillissent les valeurs véritablement créatrices de l’homme », écrit-il en citant Schiller.

L’exposition témoigne comme par magie, d’un désir de recréer un art de la scène moderne à travers son œuvre manifeste, « Le Ballet triadique ». Plongé dans le noir des coulisses, entre le jeu des performances, des installations transportées en regard d’une scène de théâtre parallélépipède, le spectateur peut admirer une dizaine  de costumes sculptures du « Ballet triadique » campés sur des mannequins tubulaires. Regardez…Le magnifique ouvrage d’esquisses danse figure le Tanz Figurien, composé de quatre-vingts pages ; un carnet de croquis où se « détaille » la pensée de Schlemmer.

 

Un laboratoire du geste où se dévoile la recherche de l’artiste sur les costumes, les masques, la place du corps dans l’espace d’une feuille jaunie par le temps. Étoile griffonnée sur le cosmos de la transfiguration, une métaphore unissant l’homme à son environnement. Il tisse sur une dizaine d’années, les liens entre le réel et l’imaginaire, entre le possible et l’impossible, présent et avenir pour bouleverser les modes de productions, de la perception dans le double champ culturel et de l’ordre social. Ressuscitent enfin les contours d’un monde rêvé par l’artiste allemand, tout en masques, ombre et couleur.

Le spectateur peut aussi découvrir un font iconographique des films faisant « revivre » l’atmosphère de l’époque, ainsi que l’enrichissement d’influences qui ont jalonné le parcourt de l’artiste : Giorgio de Chirico, Constantin Brancusi, Albrecht Dürer, Vassily Kandinsky, László Moholy-Nagy et Paul Klee, mais aussi des jouets en bois franconiens polychromes, ainsi que des marionnettes de Kleist comme celles du petit théâtre de Kaschberle.

« L’histoire du théâtre est l’histoire de la transformation de la forme humaine », écrit Schlemmer en 1925 dans « L’homme et la figure d’art » (son premier essai). La danse constitue la forme élémentaire de la rencontre de l’homme et de l’espace, une « mathématique artiste métaphysique » (Mathématique de la danse, 1926). Selon Schlemmer, l’Art de la scène se compose de la forme, la couleur, et l’espace. La scène, en tant qu’image de son époque doit se servir des moyens de la mécanisation et de l’abstraction, « transition vers la vie ». Pour comprendre la création du « Ballet triadique », puis « Les danses du Bauhaus », il faut mettre en lumière l’idée directrice d’Oskar Schlemmer : la Trinité, en tant qu’homme, en tant que figure humaine ; et qui s’élabore de la façon suivant : forme, couleur et espace ; les trois dimensions de l’espace – hauteur, profondeur et largeur ; les trois formes géométriques élémentaires – le carré, le cercle et le triangle – et leur équivalent stéréométrique que sont le cube, la sphère et le cône ; les trois couleurs primaires – le bleu, le rouge et le jaune.

« Bauhaus = scène… Nous n’avons pas le temps d’être des Grecs, nous n’avons pas le temps en général. »

Pour Oskar Schlemmer, l’homme sur la scène, le danseur est à la fois un « organisme de chair et de sang » dirigé par la raison et enfermé dans un espace cubique. Il a le choix de soit se soumettre aux lois de l’espace préexistant, soit de construire son propre espace en suivant ses réactions « dictées » par les sens. Ces lois scéniques qui ordonnent au théâtre les relations entre les hommes et l’espace ont directement influencé les figures et les costumes de Schlemmer : constructions spatio-cubiques (architecture en mouvement), la marionnette (typification des formes du corps), l’organisme technique et enfin, la dématérialisation par symbolisation des formes qui doit rendre parfaitement visible l’anatomie métaphysique de l’homme. Voici donc exposé le Danseur turc II (1922-1955) avec ses cymbales, son chapeau stratifié comme l’étui de son torse multicolore, son pantalon blanc matelassé ; l’Abstrait (1922-1967) qui transpose en volume la simplification géométrique du corps, grossissant la jambe droite comme dans un carnaval et faisant disparaître l’autre dans l’ombre ; la Boulle d’Or (vers 1924), la reconstitution de l’installation de la Danse des cerceaux (1927)…

A l’issue de la Première Guerre mondiale, Oskar Schlemmer prend conscience de la nécessité de réévaluer la place de l’homme dans ce nouveau monde envahi par la technique. Son ambition n’est rien autre que de renouveler la conception de l’art de son époque, reliant les conceptions humanistes de la Renaissance et l’énergie de l’avant-garde.

Le théâtre sera donc le lieu et l’histoire de cette transformation humaine : « c’est l’histoire de l’homme en tant que représentant d’événement corporel et spirituel, alternant la naïveté et la réflexion, le naturel et l’artifice. Les moyens requis pour cet acte de transfiguration sont la forme et la couleur. Le lieu de cet acte de transfiguration est la structure formelle, constructive, de l’espace et de l’architecture, œuvre de l’architecte. C’est par là que se définit, dans le domaine de la scène, le rôle de l’artiste plasticien, de celui qui fait la synthèse des éléments », écrit Oskar Schlemmer en 1942 dans « L’homme et la figure d’art ».

Symbole du masque de Persée, la photographie d’Oskar Schlemmer tenant un masque – masque de lui même pour se voir sans être vu, un élément de coordonnée et en arrière-plan sa toile intitulée « Figure mythique » (1931), préfigure une pensée souterraine qui laisse entrevoir dans le regard de l’autre « le seul signe de nudité vivante » – Jacques Derrida,  1990.

Mais que subsiste-t-il alors,

sinon le regard lui-même,

un silence voyant ?

Cette rétrospective, nous invite à vivre cette exposition en dansant, à détacher notre corps des spirales du passé, de la mémoire et du renoncement pour faire âme d’expérimentation avec le prolongement de nouvelles formes d’habitation dans l’espace. Sans doute sans forme, ni couleur, ni matière ou matériaux, simplement notre peau bandée comme une momie, comme l’espace d’une chrysalide, un espace comme une membrane, comme lien entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible, comme pour rendre inutile le masque de la mort. Comme pour enfin croiser les regards vers plus de compassion et de liberté, danser sa vie en quelques respirations, en quelques pas, en quelque sorte, une relation, une conciliation, une émancipation pour embrasser l’univers…

« La source même de liberté que la naissance confère à l’homme, réside dans la capacité qu’a celui-ci d’être un nouveau commencement » – Hannah Arendt.

Une renaissance, cela ne se refuse pas !

(« Un musée imaginé. Et si l’art disparaissait ? » jusqu’au 27 mars 2017 et « Oskar Schlemmer. L’homme qui danse » jusqu’au 16 janvier 2017 au Centre Pompidou-Metz, http://www.centrepompidou-metz.fr/ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)