Depuis Borges et grâce à son « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », on le sait, l’écriture invite l’invention, qui crée le plagiat, la copie, le double, l’illustration, tous consubstantiels de l’œuvre à laquelle ils retournent, sont issus tout en s’en singularisant afin, dans un exact mouvement de balancier inversé, d’à leur tour la récrire de façon identique mais libre d’adaptation. Il s’agit du plagiat par anticipation. Nul doute que, si Cervantès avait illustré de scènes peintes son roman, il l’aurait fait en copiant celles de Gérard Garouste !
C’est ainsi que Gérard Garouste s’est lancé un nouveau défi : interpréter le roman fondateur de l’aube de la raison en Europe et premier bestseller de fiction dans le but de jeter un éclairage vibrant, de bousculer le sens et de projeter des visions franches sur l’œuvre de Cervantès. Des visions qui se bousculent au portillon ! Donner à lire les aventures de « L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de La Manche » comme une œuvre-monde dont la signification apocryphe resterait hors de portée, mais où le symbole, l’hallucination, le mouvement affranchi de la chaîne des mots nous seraient plus prégnants, vivants.
De son côté, Diane de Selliers, célébrée pour son investissement dans l’édition, une implication et une passion sans bornes contribuant au rayonnement de textes mythiques et séculaires, publie chaque automne les regards croisés d’un volume classique, pépite du patrimoine mondial, et d’un corpus iconographique somptueux, épique ou profane. Accolées, les images projettent un nouvel éclairage sur le texte. Il y a quelques années, ses recherches d’iconographie restant lettre morte, Diane de Selliers profite de l’aubaine de collaborer avec Gérard Garouste pour combler cette lacune illustrative, et ainsi bousculer le classique de Cervantès dans les percutantes traductions de César Oudin et François de Rosset (publiées par Gallimard) revues par Jean Cassou.
Enfin, avec un format réduit de 25% par rapport à « La grande collection », le Don Quichotte intègre le catalogue de « La petite collection », plus accessible que sa prestigieuse « grande sœur » ! A raison d’au moins une œuvre par chapitre, Garouste livre un coup de maître qui fait de ce Don Quichotte un opus très spécial, tout à la gloire de l’imaginaire crypté de l’illustre espagnol. Et puis, avec son passé difficile, qui mieux que lui pouvait rendre hommage à ce marrane de Cervantès, juif converti dont le sous-texte de l’œuvre s’enfouissait profondément sous la chape de plomb que faisait peser l’Inquisition ? Sa contribution s’affiche aujourd’hui en marge de la lecture : 150 gouaches originales ornent le Don Quichotte de Diane de Selliers Editeur ; en ouverture de chaque chapitre, c’est 126 lettrines qui guident et orientent le lecteur dans un souci de cohérence. Sublime.
L’homme et le peintre médium nous sont bien connus. En effet, l’art de Gérard Garouste est soluble dans les rêves et n’est lisible que bas sous leur ligne de flottaison. Ses qualités intrinsèques, sa sensibilité à fleur de derme, louées dans le monde entier, sont aussi son talon d’Achille. Dépressif chronique, parcouru de délires, alternant périodes d’un calme anxieux et zones de turbulences, Garouste a connu les cocktails neuroleptiques, la camisole chimique, abusé de l’hospitalité de Sainte-Anne et gîté à Villejuif…Il dit, en plaisantant, pouvoir faire un excellent guide en milieu hospitalier et psychiatrique…A d’ailleurs souhaité faire partager son calvaire dans « L’Intranquille » (éditions L’Iconoclaste), une biographie à vif qui prend le pouls des démons qui le guettent. Oui, il y a quelque chose de pourri au royaume de Gérard Garouste, comme un Golem né d’un cauchemar. Dès lors, cet air vicié, ces racines putrides, l’artiste s’en empare pour créer du beau avec du sale, de la couleur avec du laid, pas de doute, pas le choix. Garouste avance, bon gré mal gré. Ses pas le portent toujours à accoucher d’un rejeton audacieux.
L’inspiration, Garouste en puise à travers la Bible ou la Torah, Dante, Rabelais ou Goethe, les grands classiques de la littérature et les textes fondateurs de l’humanité lui ouvrant la porte de compréhensions infuses qui le repoussent à la Source…La Source, c’est de plus le nom de son association fondée en 1991. Son but est multiple : tout d’abord social, avec des éducateurs sensibilisant des jeunes à l’art et aux diverses expressions artistiques ; ensuite utopique, cherchant grâce à la créativité à lutter contre la misère artistique d’enfants en difficultés sociales. Celui qui se dit lui-même « issu du néant » cherche donc, par son action, à lutter contre le chaos menaçant une jeunesse qui serait déconnectée de l’art et de son monde intuitif.
Mais combien savent qu’un nuage noir plane au-dessus de quiconque nourrit l’orgueil de d’adapter le Quichotte ? Entendre : se l’approprier ! Car une main de glace se referme inexorablement sur les artistes qui, pour originaux qu’ils soient, n’en sont pas moins plus royalistes que le roi !
Le premier nom de cette funeste liste fut un certain…Orson Welles. En 1955, « Mr Citizen Kane », non dénué d’ego, décide de s’attaquer au « morceau » Don Quichotte. Quelques années plus tard, il donne le premier coup de manivelle d’un tournage qui s’étalera…sur sept ans ! En effet, Welles, cerné par les créanciers, empêtré dans un montage interminable, voit son beau rêve devenir cauchemar. Mais le coup de grâce lui parviendra avec le décès de son acteur principal !! Sans plus personne à ses côtés, Welles jette l’éponge et abandonne un projet pour lequel il aura dépensé une effrayante somme d’argent, et quinze ans de sa vie…
Plus comiques, mais tout aussi édifiantes, sont les mésaventures du « Monthy Python » Terry Gilliam. En 2000, pour son « L’homme qui tua Don Quichotte », Gilliam est optimiste. Riant des déconvenues de son prédécesseur, il se voit déjà aux Oscars…Mal lui en prit, car durant l’unique semaine de tournage, Gilliam, comme en contre-pied divin, voit sa création de défaire sous ses yeux. Aucune « anomalie » ne lui sera épargnée : du déluge de pluie comme la région n’en a pas vu depuis des lustres, aux décollages intempestifs d’une base militaire toute proche…même son Don Quichotte lui sera retiré ! Jean Rochefort, frappé d’une hernie soudaine, met un point final au projet. De ce désastre, Gilliam lui-même ne sait quoi penser, mais lâchera simplement : « Peut-être y a-t-il bien une malédiction après tout ?».
Welles devait en être arrivé à la même conclusion, lui qui demandera à ce que ses cendres soient dispersées sur le sol espagnol.
Souhaitons que les visions conjointes de Diane de Selliers et Gérard Garouste soient récompensées par l’intérêt d’un public avide d’iconoclasme, comme respectueux de la tradition.
Et Cervantès ? De là où il est, veillerait-il sur son chef-d’œuvre ? Il écrivit que « la plume est la langue de l’âme ». Fin 2012, la sienne demeure sans concession….
(« Don Quichotte » de Cervantès illustré par Gérard Garouste, Diane de Selliers Editeur, in. La petite collection, préface de Laurent Busine, traductions de l’espagnol par César Oudin et François de Rosset, revues par Jean Cassou, 150 gouaches et 126 lettres ornées, 2 vol. brochés, sortie 20 Septembre 2012, 688 pages, 95€)