Dans tout l’Occident et particulièrement en Europe, l’amour tel qu’on le lit et l’écrit est un concept intellectuel qui revêt de multiples significations en évoquant tour à tour le sentiment, l’affection et la perception sensorielle. Philosophes et chercheurs dissertent et réfléchissent la question de cet eldorado du ressenti depuis l’aube des études sur le sujet. Thème privilégié des peintres, des romanciers ou des dramaturges, l’amour obombre et enlumine les plus grandes œuvres du patrimoine artistique de l’humanité. Quoi de plus séduisant que de lui dédier tout un ouvrage ? Or, écrire l’amour n’est pas un exercice universel, comme le rappelle Daniel Bergez : « en Chine par exemple, la question de l’amour passion n’existe pour ainsi dire pas. Ce qui existe, c’est l’érotisme, la sexualité. Mais l’amour en tant que sentiment romantique, vécu ou sublimé, est vraiment une création propre à l’Occident, avec comme départ la Bible et les grands textes antiques pour culminer et se fixer dans la forme qu’on lui connait au Moyen-âge avec les récits d’amour courtois et de chevalerie. L’Extrême-Orient, aujourd’hui encore, ne voit dans l’union de deux êtres que le moyen de transmettre du patrimoine, qu’il soit matériel ou génétique. »
Peindre ou faire l’amour
Daniel Bergez n’est pas novice dans les affaires de Cupidon. Professeur de littérature française en khâgne au lycée Henri IV à Paris, c’est un spécialiste reconnu de Paul Eluard, auquel il a consacré un livre de référence : Eluard ou le rayonnement de l’être (Champ Vallon, 1993). Auteur d’une quinzaine d’ouvrages et plus encore d’articles de recherche ou critiques, il est de plus artiste peintre et questionne depuis une dizaine d’années les rapports étroits qu’entretiennent littérature et peinture. Eminent spécialiste de l’œuvre, au carrefour des deux disciplines, de l’écrivain, peintre et dessinateur d’origine chinoise Gao Xingjian, Prix Nobel de littérature en 2010, Daniel Bergez lui a consacré un beau livre qui a reçu en 2014 le Prix Bernier de l’Académie des Beaux-arts (Gao Xingjian, peintre de l’âme, Seuil, 2013).
Un parcours hétérodoxe ? « Par constitution autant que par goût personnel, j’aime les défis !, lance-t-il. Ecrire l’amour en était un à plusieurs égards : d’abord, je suis spécialiste de littérature française et de Paul Eluard, m’attaquer donc à « des morceaux » de littérature anglo-saxonne, russe ou du bassin méditerranéen que je devais compulser, dont je devais m’imprégner pour extraire un passage d’un texte choisi par auteur et constituer l’appareil des notes, relevait par conséquent de la gageure. Ensuite, cela renvoie au champ des études en France où les disciplines artistiques sont très cloisonnées à l’école, au lycée puis à l’université, tandis qu’en Angleterre ou en Allemagne on est familiers de croiser les arts et, pour vous citer un exemple, faire se rencontrer Flaubert et la peinture ou, pour être précis, Flaubert et le vitrail, ne pose pas de difficultés ni de levées de drapeaux, au contraire. Enfin, à cause du temps imparti. Soit 3 mois pour réunir 90 auteurs en un tout cohérent, qui fasse sens et honneur au beau sujet que l’éditeur m’a confié. »
L’amour d’écrire
Sincère amoureux des belles lettres et curieux insatiable, Daniel Bergez a su insuffler à Ecrire l’amour, l’innocence, la folie et la fraîcheur des premières fois. De fait, parcourir ce livre qui rend compte en écrits et en images de 27 siècles d’émotions fouette autant le sang que les sens. « Je dois dire qu’avec le recul, ce livre s’est fait dans des conditions étonnantes, avoue Daniel Bergez. A la fois car j’ai horreur de me répéter dans ce que je fais, j’aime me frotter et me confronter à des sujets nouveaux. Aussi parce que j’ai avancé à un rythme d’enfer et là, plus question de week-end et de jours fériés, ce fut une astreinte au travail où plus rien n’existe, mais une délicieuse astreinte… » En effet, dans une anthologie de cette importance, « réunir » les textes ne suffit pas. Il faut encore sélectionner les textes de référence, trouver une traduction de qualité, compréhensible par un large public en regard des écrits d’origine qui peuvent être en latin, grec, vieux français, etc., de la Bible à Virgile et Chrétien de Troyes, savoir où « couper », et préfacer.

« Herr Konrad von Altstetten », 1300-1340 ; « Le Triomphe de Vénus » (détail), de Francesco del Cossa, 1468-‐1469
« Le 1er jour, lâche Daniel Bergez en souriant, j’ai attaqué par la Bible et Homère ! » Une mise en bouche comme un prélude idéal au thème de l’amour qui se décline avec volupté ou mélancolie au fil des pages suivantes, brossant un spectre chamarré des émotions à l’instar d’une très longue phrase musicale, entre scherzo rapide et sfumato envoûtant. L’ambiguïté est d’ailleurs consubstantielle à l’amour dans le livre. Sentiment sublimé et poétique chez Dante, obscène et propre à rire dans le théâtre d’Aristophane, héroïque avec Chrétien de Troyes, il prend les atours de la vilenie, de la perfidie, du calcul, du lucre et de l’ascension sociale de Choderlos de Laclos à Stendhal, voire le goût de l’obsession perverse à la précision d’horlogerie, quasi mécanique sur l’extrait reproduit de Lolita, par Vladimir Nabokov.
L’amour : entre lumière et mouvements
Lyrique et somptueusement illustré, Ecrire l’amour se décline en quatre mouvements : l’Antiquité avec la Bible, Homère, Saint-Augustin, Sappho, Catulle, Ovide, Plaute… ; Moyen-âge et Renaissance avec Ronsard, Dante, Louise Labé, Shakespeare… ; l’époque classique avec La Fontaine, Racine, Molière, Madame de Sévigné, Rousseau… ; l’âge moderne avec García Lorca, Victor Hugo, Léon Tolstoï, Proust, Cocteau, Colette, Marguerite Duras, Paul Eluard bien sûr…
« La poésie d’Eluard a une extraordinaire résistance au discours universitaire, ponctue Daniel Bergez. Pour moi qui suis un moderniste, qui ai passé plus de 15 ans sur Paul Eluard, je peux dire que, comme Verlaine et à l’opposé d’un Breton ou d’un Aragon, Eluard est un instinctif, sa poésie est instinct, elle est énigme. Elle trouve tout de suite sa voix. »
Une déclaration d’amour peut-elle être peinte ? Non, répond catégoriquement Daniel Bergez, qui ajoute : « le vrai sujet de la peinture, c’est la lumière ». Un texte littéraire peut exacerber tous les sentiments en les faisant évoluer, quand la peinture, elle, fixe les choses une fois pour toutes. « C’est là la suprématie, pour moi, de la littérature sur la peinture », affirme Daniel Bergez.
Dans Ecrire l’amour, les œuvres peintes font dialoguer dicible et indicible, le texte et l’image, le mouvant et le fixe. Autant de chefs-d’œuvre qui résonnent à l’unisson pour une expérience de lecture sensuelle et sapide.

« La Fiancée » de Dante Gabriel Rossetti, 1865‐1866 ; « Daphnis et Chloé »
(détail) de François Gérard, 1824-1825
« Il y a une sorte de roman amoureux dans la littérature française, assure Daniel Bergez, avec des étapes distinctes à partir de la matrice fournie par l’Antiquité, puis Tristan et Yseult, puis la période courtoise, puis la période renaissante, puis la période des précieux où l’amour devient prétexte à des jeux littéraires, loin des sentiments d’absence, de mort et de douleur. Arrive le moment romantique : le moment de l’intériorisation du sentiment qui, par excellence, est le sentiment amoureux puisqu’il fonde l’intériorité, et donc, l’identité du sujet. Le thème amoureux est omniprésent chez les auteurs romantiques, précisément parce qu’il a une valeur existentielle. »
« Prenez la scène de séduction de Madame de Rênal par Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, reprend Daniel Bergez, c’est un texte qui, selon l’âge où vous le lisez, est soit une scène de passion totale où l’amoureux fou arrive enfin à saisir l’être aimé, soit un démontage de la passion amoureuse d’un cynisme hallucinant avec cette dernière phrase : « mais enfin cette main lui resta »…Tout est dit. »
Ouvrage à la fois subjectif et polymorphe, Ecrire l’amour pose finalement cette question, indispensable, entre lumière de la peinture et mouvements de la pensée : qu’est-ce que l’amour ?
(« Ecrire l’amour. De l’Antiquité à Marguerite Duras », éditions Citadelles & Mazenod, anthologie réunie par Daniel Bergez, Coll. « Littérature illustrée », 350 ill. couleur, sous coffret illustré, sortie 31 mars 2015, 512 pages, 219€ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur)