Auteur de l’unique biographie consacrée à cette femme d’exception, Leili Anvar s’est longuement entretenue avec Le Mot et la Chose. Pour évoquer son parcours, ses engagements, et surtout son infini message d’amour pour les hommes. Rendez-vous.
Il est des rencontres qui vous marquent à vie. De sa belle voix calme, Leili Anvar se souvient de celles qu’elle fit de Malek Jân. A commencer par la première : « à 12 ou 13 ans, mon père, qui faisait régulièrement des voyages dans le Kurdistan iranien, m’emmena avec lui. Je vis une femme déjà très âgée, aveugle, de santé fragile, qui était Malek Jân. Pourtant, pour moi à l’époque et encore de nos jours, je n’ai pas d’autres mots que le sentiment d’une vraie présence : la proximité de cette femme, frêle d’apparence, qui irradiait en même temps une telle autorité, une telle sérénité, une telle joie de vivre. Je la revis 5 ou 6 fois ensuite, adolescente, puis à l’âge adulte en France, mais l’impression qu’elle me laissa lors de cette première rencontre fut vraiment déterminante. »
L’Iran…chez moi
Leili Anvar est née à Téhéran. D’un père iranien et d’une mère française, elle a hérité d’une sensibilité envers l’ailleurs et le lointain, d’un goût pour les voyages (intérieurs) qui transforment, comme d’une passion immodérée pour les affaires spirituelles. Normalienne, docteur en littérature persane, maître de conférences à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), femme de lettres et de cœur, Leili Anvar a déjà accompli plus d’un travail périlleux. Sa traduction sublimée du « Cantique des Oiseaux d’`Attâr », parue en octobre 2012 chez Diane de Selliers, aura en février 2014 les honneurs d’une nouvelle sortie pour mettre au premier plan, le texte, vecteur d’imaginaire. D’images, il en est aussi question lorsqu’elle parle de l’Iran « mon pays, je suis partie en exil en France en 1982 et même si je me sens française ici, c’est l’Iran qui reste chez moi. »
L’Iran, cette terre de contrastes, de frictions religieuses, de traditions et d’absolu, Leili Anvar la décrit comme consubstantiellement spirituelle « pour preuve, lorsqu’un iranien est déçu par le modèle dominant, dogmatique et religieux, qu’on lui propose, il ne va pas aller vers l’athéisme. Il va se tourner vers une quête intérieure spirituelle, à la recherche d’un message porteur d’un vrai sens existentiel, ce qui lui correspond tout-à-fait puisque, précise-t-elle, qu’ils le veuillent ou non, les iraniens sont des gens fondamentalement spirituels. Et d’ajouter : dans les rues de Téhéran, il n’est pas rare de rencontrer des chauffeurs de taxis capables de réciter des pans entiers de poésie mystique ! » Cette intrication atavique entre le religieux et le spirituel, entre la force et la raison, la Lettre et l’Esprit, le parcours de Malek Jân en est le flagrant témoignage.
« Sainte Janie », l’enfance côté jardin
Née le 11 décembre 1906 à Jeyhounâbâd, petit village kurde à l’ouest de l’Iran, Malek Jân Ne’mati est la cinquième enfant d’un couple endogamique (comme le voulait la coutume, son père épousa sa cousine germaine). Cette union donna le jour à sept enfants, dont seulement trois survécurent : un garçon, Nour Ali Elahi (nommé plus tard Ostad Elahi), et deux filles, Malek Jân et Maryam. Enfant, déjà singulière et « éveillée », Malek Jân attira la plus vive attention de la part de ce père, Hâji Ne’mat, révéré comme un saint vivant par l’entourage, dont la stature et l’autorité spirituelle bienveillante attiraient sympathisants et disciples, loin du dogme, du pouvoir aveugle de la religion, et du poids que celle-ci entraîne sur les êtres, particulièrement les femmes.
Hâji Ne’mat, à la naissance de sa fille, demanda d’ailleurs à ce qu’elle soit toujours vêtue d’une robe et d’une calotte blanches. Ainsi, aucun villageois ne pouvait la distinguer d’une fille ou d’un garçon…De même, alors qu’il n’y avait en Iran d’école que pour le sexe fort, qu’il était incongru, pour ne pas dire inadmissible, qu’une fille souhaite apprendre au même titre qu’un garçon, Hâji Ne’mat fit venir un précepteur dans cette région reculée pour la sienne. Les deux aînés, fille et garçon, furent donc instruits à parts égales des disciplines littéraires, philosophiques et poétiques, mais aussi musicales. Malek Jân jouera d’ailleurs toute sa vie du tanbour et du sétâr, se forçant à réapprendre sans cesse la technique lorsqu’elle avait oublié…Une enfance hors-normes, vécue en marge du monde et de son fracas, que Leili Anvar qualifie de « jardin d’Eden » tant elle semble irréelle.
Hâji Ne’mat, « un saint » à Jeyhounâbâd
Pour l’auteur, cette éducation à rebours du patriarcat triomphant montre bien l’homme extraordinaire qu’était Hâji Ne’mat. « Un saint, du moins un très grand esprit », dit-elle. « Voilà un homme qui naît en 1871 et meurt en 1920, donc un homme du 19e siècle fondamentalement. Néanmoins, il a cette ouverture novatrice sur la condition des femmes et cette pensée qui ramasse en un mouvement fluide croyances religieuses, l’ouverture vers son prochain et la quête spirituelle, la conscience du Divin. Un message que va reprendre son fils, puis Malek Jân qui avait par nature une soif de connaissance assez phénoménale. » Ses proches ont témoigné de cette soif communicative que Malek Jân entretenait vers toujours plus de territoires par elle inexplorés. Sa joie de vivre, sa finesse psychologique et son attrait pour le monde extérieur passaient chez elle par la coulisse du savoir.
Une seule loi : celle de l’intention
A la mort de son père, Malek Jân Ne’mati a 14 ans. Vers la même période, étrangement, elle perd progressivement la vue. Sa cécité sera complète à l’âge de vingt ans. Parallèlement, ses « crises » spirituelles se produisent avec tant de force que sa famille croit la perdre à maintes reprises. Devenue élève et disciple de son frère, désormais Ostad (maître) Elahi, Malek Jân traverse une adolescence rythmée par les jeûnes, l’ascèse, la pratique de la musique, la méditation. Elle est sensible aux visions et semble développer des dons étonnants, à l’instar de son frère et de son père, de guérison et de clairvoyance. Surtout, son regard intérieur grandit à mesure que ses yeux se voilent. Par la voix de son frère aujourd’hui disparu, Leili Anvar rapporte (page 37) : « Bien qu’elle soit aveugle, elle fait tout elle-même. Elle peut même enfiler un fil dans le chas d’une aiguille. Elle a une vie spirituelle tellement intense que, quand je lui ai demandé en plaisantant si elle aimerait recouvrer la vue, elle m’a répondu : Oh, non ! Certainement pas ! »
Détentrice d’un enseignement exclusivement oral, Malek Jân n’était pas tendre dans ses propos envers la religion, ses prêtres et tous ses accessoires qu’elle qualifiait de « tartufferie », dogmes et vérités révélées compris. Quand on l’interrogeait sur tel ou tel choix de vie, l’homosexualité par exemple, Malek Jân prônait un discours moderne, limpide et surtout, soucieux de la complexité de la vie humaine. En écho à ce message de tolérance hors-les-murs des mosquées, Leili Anvar explique : « pour Malek Jân, le dogme est une chose rigide qui ne prend pas en compte la fluidité de l’esprit humain et l’infinie diversité des situations, l’infinie diversité des âmes, dont le parcours de chacune est unique. Pour chaque être humain, les lois spirituelles sont différentes. La seule loi qui vaille pour tout le monde, c’est celle de l’intention. »
Combats et résistance : une femme de son siècle
Libre-penseur, antidogmatique, n’attendant ni Enfer ni Paradis dans l’après, Malek Jân Ne’mati concevait l’existence comme un perfectionnement incessant, la possibilité d’apprendre et le devoir d’évoluer pour se rapprocher du Soi véritable : « Quand je parle de recherche, il ne s’agit pas d’analyser des livres mais de faire des recherches en soi-même. Il faut polir son propre être jusqu’à se connaître soi-même. En réalité, la recherche n’est rien d’autre que la connaissance de soi » (page 43). A tout un chacun qui vint la trouver pour un conseil ou une guidance morale, elle répondit toujours selon ce que sa foi et son cœur lui intimaient. « Tout ce que vous voulez acquérir, vous devez l’acquérir ici-bas. L’au-delà n’est qu’un lieu de récolte ou de mendicité » (page 131) ; « En chacun, il y a des instincts qui reflètent sa nature. On a beau essayer de lutter, cela ne change rien car c’est dans notre nature créationnelle. […] Par exemple, moi, je suis quelqu’un de doux par nature et j’ai horreur des querelles et des conflits ; je suis très scrupuleuse. Je lutte énormément pour arriver à contrôler cet instinct. » (pages 60 à 61).
Ses prises de position, pour discrètes qu’elles soient alors et énoncées à un cercle de villageois restreint, lui vaudront parfois d’indésirables invités, notamment lors de la révolution islamique en 1979. « C’était aussi une femme incroyablement courageuse, poursuit Leili Anvar. Face à un gardien de la révolution qui lui reprochait de ne pas suivre le dogme islamique comme il devait être suivi, elle répondait pied-à-pied sans se démonter et le gardien repartait ! » Malek Jân vivait alors avec sa sœur (elle aussi aveugle) dans la maison familiale. Son esprit avant-gardiste fut à la source de bien des avancées profitables pour la région « elle introduit la culture des fruits et légumes, concourant à un système d’irrigation de ces terres jusqu’ici entièrement dévolues au blé et à l’élevage. Elle invente le concept du microcrédit. Elle sensibilise les mères à permettre l’instruction aux filles et les pères à les traiter avec les mêmes égards que leurs fils, etc. Sa pensée, très inventive, dénotait clairement avec le milieu simple dans lequel elle baignait. Sous d’autres cieux, elle aurait probablement été scientifique ou chercheuse ! »
Les yeux de l’Esprit
« Malek Jân disait : Dieu m’a fermé la vue de ce monde, mais en échange il m’a ouvert les visions intérieures, et pour rien au monde je n’échangerais l’un contre l’autre. » Les mythes Grecs ne sont pas loin…Le livre de Leili Anvar sur Malek Jân Ne’mati est aussi une réflexion passionnante sur les feux du soufisme. Philosophie universelle, fort répandue dans cette région du monde et sans doute préexistante à l’Islam, le soufisme est pour l’auteur « une quête ininterrompue de l’invisible d’un côté, et une réalisation en cours de sa propre humanité de l’autre. Tous les grands mystiques, témoignent de ce qu’est notre part d’humanité, puisqu’ils ont réussi à la réaliser, en même temps qu’ils témoignent de la dimension qui échappe à nos sens physiques, dimension que l’on peut saisir dès le moment où l’on fait un travail spirituel sur soi-même. »
Rûmî, en route vers…
A l’instar du poète soufi du 13e siècle Rûmî (dont on lui faisait quotidiennement la lecture), Malek Jân était une femme de son siècle sans cesse en mouvement vers sa propre réalisation. « Rûmî écrivait : si tu arrives un jour à une certitude, sois sûr que cette certitude sera ton obstacle, donc brise-la. Ce qui veut dire, continue Leili Anvar, que toute pensée définitive peut faire obstacle à ce mouvement continu qu’est le cheminement spirituel. Un autre point commun entre eux, c’est bien évidemment leur expérience de l’amour divin. Dans la poétique de Rûmî, comme dans les paroles de Malek Jân, il y a cette expérience de l’infini que rien ne doit arrêter. Rûmî a cette phrase : pourquoi veux-tu emporter une cruche remplie dans l’océan, quand tu peux avoir l’océan ? Toutes les doctrines, pour lui, sont des cruches ! Il faut donc, pour l’aspirant étudiant spirituel parti en quête, se laisser porter par les vagues de l’océan, et briser toutes les cruches ! »
Sainte Thérèse d’Avila, une sœur spirituelle ?
Portant largement sur la mystique, et particulièrement sur la mystique féminine, les études et réflexions de Leili Anvar l’amènent souvent à jeter des ponts audacieux entre des rives en apparences opposées. En témoigne le lien qu’elle évoque entre Malek Jân Ne’mati et Sainte Thérèse d’Avila.
« M’étant intéressée naturellement à Thérèse d’Avila, les parallèles m’ont frappée. Tout d’abord, développe-t-elle, Malek Jân et Thérèse d’Avila étaient de santé excessivement fragile, fragilité qu’elles ont toutes deux attribué à l’intensité de leurs expériences spirituelles intérieures, d’une force quasiment insoutenable pour le corps. A une telle distance, à la fois chronologique, géographique et culturelle, la concordance est troublante, ce qui laisse supposer une expérience mystique similaire. Ensuite, elles étaient toutes deux des femmes de contemplation et d’action. Thérèse d’Avila était tout sauf une prostrée recluse dans sa cellule ! Elle s’occupait des pauvres, fondait des carmels, côtoyait les grands personnages de son temps, elle était très active sur un plan social. Comme Malek Jân, Thérèse d’Avila était aussi présente pour les femmes. Elle s’occupait des femmes et des filles que la société rejetait ou brimait, dans le but, bien sûr, qu’elles puissent s’épanouir spirituellement. En 1960, Malek Jân ne faisait pas autrement. Toutes deux ont des visions, des états d’extase, et toutes deux sont reconnues pour leur acuité, leur finesse psychologique et d’esprit quand il est question de la communauté, alors qu’aucune des deux ne se mariera ni n’aura d’enfant. Ces femmes sont donc en communion avec le monde, tout en ayant chacune une œuvre poétique bouleversante. Dernier point et non des moindres : ce rapport direct qu’elles entretiennent à Dieu, sans intermédiaire humain. »
Malek Jân : l’éloge de l’Instant
Le testament poétique de Malek Jân Ne’mati s’inscrit dans le prolongement d’une vibration intense. En marge de tout, mais partout. « La poésie lyrique persane, commente Leili Anvar, c’est la poésie du carpe diem. Comprendre que chaque Instant doit être vécu avec l’intensité qu’il mérite, que vivre chaque Instant pleinement en conscience, c’est une forme d’éternité…et c’est le plus difficile. » A 87 ans, en 1993, Malek Jân Ne’mati subit en France une opération à cœur ouvert dont elle ne se réveillera pas.
Un mémorial a été construit en son honneur dans le Perche, à Baillou dans le Loir-et-Cher, où une poignée de fidèles et des curieux du monde entier se pressent pour témoigner de leur reconnaissance spirituelle à « Sainte Janie ». Entre mille projets que l’on brûle de lire, Leili Anvar poursuit ses études livresques autour de la poésie et des lettres persanes. Si l’existence de Sheikh Jânie fut « infime » (l’un des noms de plume de Malek Jân :« Kamineh »), son message spirituel, aujourd’hui diffusé au plus grand nombre sous la plume de Leili Anvar, est immense. Ce livre en est le plus bel interprète.
(« Malek Jân Ne’mati. La vie n’est pas courte mais le temps est compté. », de Leili Anvar, Diane de Selliers Editeur. Poèmes, lettres et paroles de sagesse traduits du kurde par Leili Anvar. Poèmes illustrés de dix œuvres à l’acrylique sur toile par Charles-Hossein Zenderoudi, sortie avril 2013, 144 pages, 32€)