Des jeunes filles aux cheveux roses, mini-jupes et chaussettes montantes, leur portable vissé à l’oreille et en rang sage devant une boutique Louis Vuitton ? Vous le voyez, l’image du Japon est étroite en Occident. Comme doit l’être celle de la France sur les sentes parfumées de la rivière Sumida. Nos kangis à nous sont pauvres à saisir la pensée nippone, si intraduisible en mots. Peut-être…en photos.
« Japan Living. Une esthétique de l’épure » (publié aux Editions du Toucan) est un livre aussi didactique et informatif que dense, obsédé par la forme qui donne sens au fond, un peu comme si un triangle venait à l’appui d’une montagne. Réalisé par deux auteurs, une styliste et une architecte, et photographié par trois collaborateurs de l’agence Nacása & Partners Inc., c’est un plébiscite à l’art de vivre zen. Pour Le Mot et la Chose, nous avions déjà eu le bonheur de chroniquer un autre ouvrage illustré paru aux Editions du Toucan, « L’Art du Moyen-Orient » de Saeb Eigner, sans doute la plus belle somme à l’heure actuelle sur l’art contemporain et moderne des pays du Golfe, d’Iran et du Maghreb. Avec « Japan Living », nous partons cette fois à la rencontre de 30 villas d’exception, pour la plupart des résidences secondaires situées loin de la ville, à flanc de colline ou construites en pente, presque toujours perchées sur le vert de l’Archipel et le bleu de l’eau.
C’est aussi un voyage en terre inconnue. Et, pour l’occidental qui croit tout connaître, il y a de quoi être surpris ! Marcia Iwatate et Geeta K. Mehta ont fait du beau travail, et pas seulement en sélectionnant des maisons illustratives de la philosophie séculaire japonaise et en choisissant, afin d’adorner leur propos, un panel de photos sublimes. Mais aussi en étant fidèles à un angle : le vide. « Japan Living » est tissé de vide, c’est pour cela qu’il est plein. Il ne possède pas son sujet, il l’englobe. Respectueuses de la notion, si chère à la tradition zen, de détachement, ces maisons appartiennent plus à la nature qu’à leurs propriétaires. En découlent un sentiment de plénitude et une impression d’infini palpables. Défi à la topographie, défi aux conventions, défi aux lois passéistes (européennes ?) de l’architecture comme de la conception de bâtiments, ces trente constructions sont aussi un défi à l’écologie.
La responsabilité vis-à-vis de l’environnement et donc, la prise de conscience qui en découle, est une idée neuve au Japon. Fukushima n’est que le bambou qui cache la forêt. Séismes, inondations, tsunamis, risques de guerre bactériologique ont contribué à apeurer une population qui ne jure plus que par le béton et s’enferme dans des danchi, de grands ensembles d’habitations où la vie y est rassurante et uniformisée. Là-bas, le salariman est roi. L’homme très occupé quitte son foyer tôt le matin, passe une journée de labeur à œuvrer pour l’entreprise qui l’emploie et la nation avant, le soir venu, de retrouver la tiédeur de son existence tranquille au sein d’une habitation collective. Si on avait une vision futuriste du Japon à la « Blade Runner », on s’étonnera de constater que dans un pays où la population est la plus connectée de la planète, le télétravail ouwork at home n’a jamais vraiment « pris », le titre de salarié étant encore un statut envié toutes classes confondues. Manque de place et population vieillissante ont accouché d’une hydre à deux têtes. D’un côté, les ordinateurs et les portables restent peu prisés par manque de place, les citadins privilégiant pour leurs échanges le smartphone lors des repas, un comportement qui redistribue la place de cette pièce à vivre au sein de la famille. De l’autre, le boom des personnes âgées seules chez elles. Plus de 2 500 d’entre elles possèdent une bouilloire « i-pot » d’un genre complètement innovant. Utilisée, la bouilloire envoie un signal aux membres de la famille : « leurs parents âgés se portent suffisamment bien pour boire leur thé » ! En réponse à la culpabilité sociale de délaisser leurs aînés, certaines familles sans enfants ont décidé de faire cohabiter plusieurs générations sous le même toit.
Mais c’est au chapitre de la technologie et de l’innovation dans les matériaux que les cabinets d’architecture asiatiques réussissent le mélange des alliages. Au Japon, le beau est l’inverse du chargé. Pourtant, plus que n’importe quelle population, les japonais vouent aux nues l’esthétisme. Près de 20% des produits de marques de luxe vendus le sont dans l’Archipel. Forcément, le beau parle. Or, la définition que recouvre ce mot n’est pas nécessairement celle d’un occidental. D’où un langage architectural dépaysant. Dans « Japan Living », les toits des résidences sont en bambou fumé, une planche de sakura apporte ombre et fraîcheur, des écrans teints comme du papier délimitent l’espace, le verre se plie en origami, les façades extérieures s’enveloppent de métal expansé et d’une maille polyester semblable à celle des gymnases. La salle de bains, pièce à eau capitale dans la culture nippone et qui rappelle la cérémonie du thé, le chanoyu, accueille des volumes impressionnants…A la lecture, on rêve à ce que la maison de demain sera « avec des murs qui changent de couleur, des cadres où défilent des toiles de Picasso, des systèmes musicaux et aromatiques programmables… ». Déjà, les habitants des résidences les mieux équipées se font, le matin, couler un bain à l’aide de leur smartphone sans quitter la chambre !
Quelles seront les innovations, les progrès et les audaces que l’avenir nous réserve ? Hier, il était à peine pensable de pouvoir chatter en instantané avec quelqu’un à l’autre bout de la terre, de pouvoir emmagasiner les rayons solaires dans des panneaux, ou pour un paralysé, de pouvoir marcher normalement avec une prothèse. Quelles intelligences nous promet donc demain ? Le Japon nous donne peut-être la réponse dans ce livre. Si tout est vide, alors tout est plein.