Troublant Jérôme Zonder et son univers. Pour Fatum, sa 1ère exposition monographique solo parisienne après Tous cannibales (2011) et Le Mur (2014) à la maison rouge, Zonder creuse les territoires noir et blanc du dessin qu’il n’a cessé, depuis 2001 et la fin de ses études aux Beaux-arts de Paris, d’explorer. Sa technique est impressionnante. Jérôme Zonder a tant étudié ses maîtres sur les chevalets de l’institution parisienne qu’il pourrait se targuer de rivaliser avec les génies du dessin et de la plume, passant sans gêne de l’académisme, au maniérisme, à l’expressionisme. Las, le garçon a l’humilité de ses promesses. Si technique il y a, sa virtuosité sert surtout son propos.
Fatum, l’œuvre au noir et blanc
Fidèle à l’emploi de la mine de plomb et du fusain, Jérôme Zonder a construit Fatum comme une caisse de résonnance de ses obsessions à l’adresse directement immersive de l’enfant perverti qui sommeille en chacun. L’exposition qui accueille son travail des dix dernières années déploie aussi un parcours sensoriel, collages sur le sol, au plafond et contre les murs qui enveloppent littéralement le visiteur. Ses dessins, réalisés in situ à l’échelle du lieu au fusain, à l’encre ou à l’acrylique épousent les œuvres comme la gangue d’un fruit dur. Ils protègent encore les véritables trésors de cette exposition. Zonder déclare lui-même avoir choisi le duel du noir et blanc dessiné « pour ne pas céder à la facilité de la peinture et éviter la séduction qu’exerce la couleur sur le spectateur ». Au cours de la visite, il fait preuve par A+B d’un instinct créatif appuyé. Son discours, qu’on devine en construction évolutive, est avant tout celui d’un artiste instruit qui expérimente le formalisme de son art dans la bulle fantaisiste des visions et des syndromes.
Funny Games
Antoine de Galbert avoue le premier avoir flashé sur Jérôme Zonder parce qu’il lui rappelait l’expression crayonnée et le langage des bandes-dessinées…C’est vrai que le travail de Zonder aura croisé dans ses jeunes années un Robert Crumb ou un Gotlib, mais ce qu’il présente aujourd’hui va au-delà du simple postulat de la farce. D’ailleurs, tragédie ou farce ? On se pose la question, nez-à-nez à ces faces juvéniles grimaçantes, ces masques smileys superposés aux visages d’enfants qu’on suppose plus encore affreux, ces insectes et lépidoptères, chenilles, mouches kafkaïennes d’avant la métamorphose. Si le noir grignote chaque parcelle de blanc, que reste-t-il du motif hormis un trou dans lequel tomber ?
L’art de Jérôme Zonder interroge plus qu’il ne dérange. Sur quoi l’œil doit-il réfléchir quand c’est le gamin qui tient le couteau ? L’arme est-elle plus gênante que le bras mature, poilu et musclé, qui le tient et devient un prolongement déformé de l’enfance par la vision que nous faisons peser sur les plus jeunes, nous adultes hyper violents, gavés d’excitation et de sang ? Zonder est instruit, ça se voit, il joue avec les codes. Or, son travail n’est pas psychanalytique, ce qui du coup le rendrait parfaitement vain.
A l’image du cinéaste autrichien Michael Haneke (Le Ruban blanc, Caché), sa série des Jeu d’enfants ou les portraits hyperréalistes intitulés Les fruits du dessin incarnent des instantanés croqués sur l’ordinaire prêts à craquer le cadre étroit des carcans de pensée. Tout sauf ordinaire ensuite, la série Chairs grises, inspirée à l’artiste après sa visite de l’ancien camp de Buchenwald. Zonder y poursuit et complète au fusain une expérimentation entreprise depuis 2011, qui consiste à accoucher d’un dessin à partir des empreintes de ses doigts trempés dans la poudre de graphite ! Le corps toujours, autre outil de son laboratoire mental qui déconstruit l’horreur réelle pour dessiner « l’inhumanité universelle » ou humanité inversée…
Les hommages de Zonder sont partout, du cinéma au 9e art, à Paul McCarthy ou au symboliste belge James Ensor, dont l’Autoportrait aux masques lui inspire son Hommage à Ensor, amalgame grotesque des papiers divers qui trainaient dans son atelier auquel l’artiste laisse la trouée blanche de l’homme chapeauté du célèbre tableau d’origine. Les fruits de l’ombre, en quelque sorte…
Et In Libertalia Ego, un projet de Mathieu Briand
On joue beaucoup à, dans le travail de Zonder. Celui de Mathieu Briand déplace la ligne d’exploration vers un ailleurs désert et intuitif. Ce dernier réside à Madagascar, un coin de terre paumé à l’autre bout du monde dans le canal du Mozambique. Depuis 2012, Briand et la maison rouge s’accompagnent mutuellement au cœur d’un projet collaboratif : permettre à des artistes de se croiser en itinérance sans but d’exposer ni projet concret, créer au rythme de la pulsion et de l’instant, chacun soumis aux lois de la nature pour arriver à une expérience in vivo aléatoire et chaotique. Le résultat est à voir dans cette exposition forcément utopique, symbolique, poétique et aporique. Libertalia, ou Robinson Crusoé dans l’art et la crise de l’exotisme explorée, inspirée par divers artistes sans ordre ni hiérarchie pour partir à l’aventure…de l’île !
Sur le seuil de l’exploration, la carte est brouillée, le territoire s’est barré. Aucune boussole ne vient à l’aide du marin. Tout juste des tracés imprécis situent l’île à l’aventurier. On comprend : les contours physiques de l’île, longitude et latitude, ne représentent qu’un aspect de son identité. Pour ceux qui ont lu La plage, bestseller d’Alex Garland, ou vu la série TV Lost, l’incarnation de l’île est moins un caillou à atteindre qu’une terre vierge à explorer. Question d’époque où il n’y a plus de blanc sur les cartes et où les dragons vivent en nous…
(« Jérôme Zonder, Fatum/Et In Libertalia Ego, un projet de Mathieu Briand » à la maison rouge du 19 février au 10 mai 2015, http://www.lamaisonrouge.org/ ; visuels Mathieu Briand, copyright Marc Domage)