« J’étais convaincue que le monde était composé de mots. J’étais prête à me donner corps et âme à cette vision. Et à Bruno, car c’était lui qui m’avait ouvert les yeux. »
Ils partageaient tous deux leur intérêt pour les œuvres de Rainer Maria Rilke, Thomas Mann et Kafka dont ils traduisirent « Le Procès » pour la maison d’édition Rój, lui s’occupant de la teneur stylistique, elle de la traduction. Mais Juna aimait les arbres, la pluie, le vent et de longues promenades dans Drohobycz, située en Pologne, ville provinciale de Galicie orientale et aujourd’hui en Ukraine. Bruno préférait voir la nature par le prisme de lectures, de tableaux, comme la résolution d’énigmes métaphysiques, une survie comme un principe essentiel. Prolongement de l’art, comme une promesse, un salut à cette vie trop sombre, d’un homme trop sensible à la vérité, en dehors d’une notoriété superficielle. Il n’avait pas l’âme d’un voyageur, ni celui d’un mari, seul le masque de l’artiste rongé par l’inquiétude semblait l’accompagner tout au long de sa vie…
Comme un sombre pressentiment, au coin d’une ruelle délabrée, envahie par la végétation, il s’exclama : « C’est ici que je finirai, mendiant, sale, affamé, infirme ». Il sera assassiné par un gestapiste, d’une balle dans la nuque, en 1942 et resta allongé plusieurs jours, sur le dos dans une rue de la ville devenu l’enfer sur terre, sans chaussures, ni veston, le crâne ouvert d’un côté, le regard fixe vers le ciel de l’autre. Comme pour conjurer un dernier appel à Juna, « à sa chère Juna » en dédicace de son livre « Le Sanatorium au croque-mort », comme pour rappeler la dernière phrase écrite : « Mes vêtements s’étaient déchirés, ils étaient en lambeaux. On m’a fait don d’un uniforme de cheminot usagé. À cause d’une joue enflée, j’ai le visage bandé d’un chiffon sale. Je suis assis dans la paille et je sommeille, et quand j’ai faim, je vais me placer dans le couloir. On jette la menue monnaie dans ma casquette de contrôleur, ma casquette noire de cheminot à la visière délabrée. »
L’ouvrage d’Agata Tuszynska est une vision biographique sur l’objet romanesque de la mémoire, une enquête de l’intime, une quête contre l’oubli, vies à tiroir, archives des passés rompus, vécus par la plume du sang et du désespoir. Trésors en papier, enterrés dans des enveloppes du refus, où l’imagination par la restitution du jeu tragique de l’histoire, des enjeux d’une vie réinventés, nous dévoile, l’intimité d’un amour sacrifié à l’impossibilité d’être(s), à la suppression même de toute trace d’humanité.
« Le jour, les nuages noirs cachaient le soleil, la nuit, il faisait clair. Mais les cris et les pleurs humains étaient les mêmes qu’il fasse jour ou nuit. Et partout voletaient des scories de papier brûlé. Livres, journaux, documents quelconques, comme si les barbares dans leurs uniformes noirs n’avaient pas pu pardonner au papier… Et Bruno ? Qu’est-il devenu ? Qu’allait-elle devenir ? Cela valait-il la peine de vivre dans un monde sans Dieu ? Quand il est parti, je me dis que nous nous valions. Deux adultes incapables de lâcher un mot d’adieu. »
Il ne restait rien du paquet de lettres que Juna avait sauvegardé avant son exil intérieur. La maison où elle les avait entreposées n’existait plus, on y avait installé un orphelinat. Et le cimetière où se trouvait la dépouille de Bruno Schulz était enseveli dans le béton des fondations d’une cité. Et si comme l’écrit l’auteur, Juna avait emporté ses lettres plutôt que de les cacher, « si elle n’avait pas eu aussi peur, et si elle n’était pas allée se baigner dans le lac, et s’il n’y avait pas eu la guerre… Et si… »
« Personne ne saura jamais ce qu’ensemble nous aurions pu perdre. »
Un jour alors que Juna accompagna Bruno chez Maria Kasprowiczowa, femme du poète Jan Kasprowicz et veuve de l’écrivain Stanislaw Przybyszewski, elle comprit ce que voulait dire la complexité des méandres de l’âme des artistes et de l’indulgence nécessaire qu’il fallait observer pour partager leurs vies : « La femme doit être plus belle que l’homme, tu es trop belle pour lui, tu dois l’aimer encore plus fort et veiller à ce qu’il n’ait pas soudain peur de toi. »
Un jour à Varsovie, elle croisa Bruno dans la rue. D’autres femmes étaient à l’affût, comme des vautours tournant autour de leur proie. La première femme avait un visage ordinaire et portait des bas noirs. Mais la seconde, c’était comme le double de Juna. Son manteau était ouvert comme pour suggérer toute la soumission du désir. Il lui fourra quelque chose dans sa main, un fouet, une cravache ? Elle recula, elle ne voulait pas. Bruno était plié en deux comme dans ses dessins. Elle recula, elle ne voulait pas qu’il la touche, elle riait, mais finit par cracher et lui jeter à la figure le papier froissé. À cet instant, la seconde putain enroula sa jambe autour de lui – Viens ! Bruno Schulz avait sans doute peur d’aimer, il préférait naviguer en eaux troubles pour se « laver », c’était sa façon de rester en vie, comme pour remonter à la lumière.
Après une première tentative de suicide à l’âge de 30 ans, Juna prit la décision de ne plus voir Schulz, sans pour autant l’oublier et continua de vivre avec son fantôme jusqu’à sa propre disparition, en 1991. Elle choisit elle aussi le sort de l’ombre et à la rubrique « état civil » des formulaires, elle y avait noté, « seule ».
Personne n’avait jamais aidé l’écrivain, ni l’artiste, « ils » l’avaient tous condamné à l’humiliation et à l’errance, son corps, commençait à s’effacer de sa mémoire, de la vie des hommes. Comme s’il n’avait jamais existé. Et pourtant, il fallait agir, il était là, elle voyait sous ses paupières son visage s’illuminer ! Elle entreprit alors de par son travail de responsable de bibliothèque une recomposition de la mémoire de l’œuvre de Bruno, de sa mémoire, de l’intimité de leur amour impossible !
Héritière d’un genre littéraire initié par Ryszard Kapuscinski que l’on appelle le reportage littéraire, Agata Tuszynska est romancière, poète, biographe, universitaire, journaliste, femme de théâtre et l’auteur de cinq livres traduits en français : « Les Disciples de Schulz » (éditions Noir sur Blanc, 2001), « Singer, paysages de la mémoire » (biographie d’Isaac Bashevis Singer, éditions Noir sur Blanc, 2002), « Une histoire familiale de la peur » (éditions Grasset, 2006), « Exercices de la perte » (éditions Grasset, 2009), « Wiera Gran, l’accusée » (éditions Grasset, 2011).
Son nouveau livre, « La fiancée de Bruno Schulz » est d’une rare subtilité, texte hybride, d’une fluidité permanente de la parole pensée, onirique, en faisant alterner tour à tour deux voies narratives entre le « Elle » et le « Je », entre Juna et Bruno, entre l’auteur et Juna ? Et l’entremêlement de fragments, de bribes, de « miettes » de l’histoire de Juna et de Bruno. On ne peut s’empêcher de penser aux multiples relations que Juna a eues avec un des biographes de Bruno Schulz, Jerzy Ficowski qui écrivit entre autres, « Les Régions de la grande hérésie : Recueil sur l’œuvre et la vie de Bruno » à la fin de l’année 1967, et le caractère presque personnel que l’auteur entretient envers Juna, comme une filiation d’une absolue nécessité du rôle de la biographie, comme un support à la mémoire collective, une reconstruction de son avenir, comme un présent à l’amour de l’humanité : une « confrontation entre vérité et mensonge, c’est l’histoire la plus intéressante qui triomphe toujours » – citation attribuée à Léonard de Vinci.
Juna ôta ses lunettes, elle ne voyait rien, pas le moindre caractère : « n’est-ce pas la meilleure façon d’observer la vie d’autrui ? Le 11 juillet 1991, elle avala une poignée d’antalgiques et de somnifères. Elle a laissé une bouteille de champagne dans le réfrigérateur. Pour le lendemain. Le 12 juillet, l’anniversaire de Bruno. Le quatre-vingt-dix-neuvième. Elle n’attendra pas le centenaire. Elle n’est plus capable d’attendre. L’Ange et le Diable, témoins de la précédente tentative, ont relâché leur vigilance. Cette fois, ils ne la sauveront pas. »
« Je n’ai pas su veiller sur ta solitude » !
« La fiancée de Bruno Schulz » d’Agata Tuszynska est d’une absolue beauté.
(« La fiancée de Bruno Schulz » d’Agata Tuszynska, éditions Grasset, traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, sortie 9 septembre 2015, 400 pages, 22€)