Des horloges qui fonctionneraient pour les dix mille prochaines années ? Rêve ou utopie ? Ni l’un, ni l’autre, mon capitaine ! Voici le moteur d’un incroyable projet, né en 1994 de l’union de deux cerveaux parmi les plus fertiles du désertique Ouest américain : le chercheur Danny Hillis, et Stewart Brand. Ce dernier, étique septuagénaire californien, partageant un air de bonne brute avec Clint Eastwood, s’inscrit dans la verte lignée des hauts mamamouchis de la cyber/contre-culture made in USA. Proche de feu Steve Jobs, conseillé de Jeff Bezos (PDG d’Amazon), Brand vient de faire paraître un livre aux éditions Tristram (« L’Horloge du Long Maintenant : l’ordinateur le plus lent du monde »), relayant ainsi sa folle entreprise dans la presse comme sur le long terme. Qu’est-ce, au juste ? En résumé et pour faire simple, disons qu’une première horloge est d’ores et déjà en phase ultime de réalisation, suspendue à 80 mètres du sol, en plein désert du Texas ! Une seconde horloge géante est en train d’être construite à l’air libre du Nevada, au beau milieu d’une forêt de conifères millénaires ! Ces deux « sœurs » seront calées sur le mouvement des planètes et mesureront donc le temps astronomique, la progression des équinoxes correspondant à des cycles de vingt-trois mille ans…S’affranchissant de l’intervention de l’homme, certains mécanismes seront programmés pour se déclencher une fois l’an, d’autres une fois par siècle, d’autres encore une fois tous les mille ans…On peut le mesurer, le message derrière ces « sculptures temporelles » prône d’envisager le Temps à longue foulée, opposant une vision d’avenir aux courtes vues balisées de l’Instant, provoquant la réflexion et créant la métaphore, le symbole.
L’aphorisme anglo-saxon, « time is money », est éternel. Aujourd’hui, plus que jamais ! Mais que cache vraiment la vision commerciale de « lenteur » ? Le « slow » donne aujourd’hui un rythme nouveau et lucratif à la consommation. Associé à tous les domaines de notre quotidien, de la nourriture au vêtement, du transport au management, du voyage à la sexualité, slow devient le préfixe modeux d’anglicismes revendiquant tous un autre rapport au Temps.
Rousseau, dans L’Emile, affirme : « la plus importante, la plus utile règle de toute éducation, ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre », tandis que Paul Morand surenchérit : « que de temps perdu à gagner du temps ! »
Maître du paradoxe, le temps mesure nos vies à l’aune d’un étalon élastique. De fait, où se situe exactement sa réalité ? Fragmentée, rétrécie ou dilatée, elle ne renvoie que des reflets déformés et insaisissables. Notre vocabulaire moderne est révélateur de cette illusoire perception du temps. Par exemple : l’informatique parle de « temps réel », internet vend de l’instantané, la télévision manipule nos « temps libres », le code du travail invente le « temps partiel » et l’industrie le « juste-à-temps ». Parallèlement, la société nous transforme tous en Alice, projetée par le rêve publicitaire dans l’univers fantasmé d’un Pays des Merveilles. Le marketing, inspiré par l’imagination cynique de nouveaux Lewis Carroll, cultive l’art de nous faire passer de l’autre côté du miroir où la vitesse est un paramètre de survie : Ici, voyez-vous, il faut courir aussi fort qu’on le peut simplement pour rester au même endroit. Si on veut se rendre ailleurs, il faut courir encore au moins deux fois plus vite…
Finalement, la temporalité est un leurre social, une convention fallacieuse, un métronome faussé et hypnotique qui nous fait oublier le « tempo giusto », ce rythme universel réglé sur la pulsation vitale du cœur humain. De cette prise de conscience, très récente, sont nées diverses initiatives, jugées d’abord marginales, voire utopiques. Mais l’ampleur et, surtout, l’universalité du mouvement « slow » leur donnent actuellement une crédibilité fédératrice.
A cette enseigne, tous les secteurs se réclament, peu ou prou, du slow mouvement. Le film futur de nos vies sera probablement tourné au ralenti. A Londres, l’ambiance nocturne des clubs est à la musique « cool », aux « anti-energy drinks » (qui parfois sont parfumés au Valium !), aux sofas moelleux où les clients s’inventent une relaxation branchée. Dans chaque pays, les grandes villes adhèrent progressivement à la charteslow City, bréviaire de décélération en mobilité urbaine.
Tiziano Terzani était un journaliste doublé d’un grand voyageur. Correspondant en Asie du Der Spiegel pendant plus de 30 ans, il en a sillonné inlassablement les paysages et les régimes politiques, des steppes de l’Oural aux mégalopoles nippones. Enfant d’avant guerre, il a connu l’accélération de l’ère mécanique, la banalisation des avions, l’obsession des voitures et autres gadgets technologiques transformant la vitesse en déesse dévoratrice. Or, au printemps 1976, un jour identique aux autres, un « devin » lui annonce la mort en 1993… s’il s’obstine cette année-là à prendre l’avion !
Pendant 17 ans, Terzani oublie…apparemment. Mais, au nouvel an 1993, il prend une décision qui changera sa vie : boycotter l’avion malgré les exigences de son métier, puis observer ses réactions et les évènements (ce qu’il savait merveilleusement faire). A compter de cet instant, lui qui, jusqu’ici, sautait d’un tarmac à l’autre, égrenant les kilomètres aériens comme les perles d’un chapelet tibétain, ne voyagera plus qu’en train, bateau, vélo, voire à pied ! Son employeur allemand joue le jeu, lui donnant le temps de « flâner » des jours en mer, sur les rails ou la croupe d’un cheval. Changer la donne temporelle va le métamorphoser en lui faisant prendre conscience des valeurs du temps et de la lenteur, autrement plus évolutives pour l’homme que les éphémères richesses d’une société dite « avancée ». Dans son livre le plus fameux, « Un devin m’a dit » (repris en 2010 par les éditions Intervalles) il raconte : « c’était donc le dernier voyage d’un des rares navires qui battaient encore pavillon italien. Assis à la poupe, je me demandais combien de temps encore ce monde-là pouvait durer, sur pied exclusivement grâce aux critères incultes, inhumains et immoraux de l’économie. En découvrant la silhouette des îles lointaines, j’en imaginais une, encore habitée par une tribu de poètes qu’on tiendrait en réserve pour quand, après le Moyen-âge du matérialisme, il faudra que l’humanité recommence à mettre d’autres valeurs dans sa propre existence… »
Ce Moyen-âge du matérialisme, prophétisé par Terzani, est-il à nos portes ? Les freins énergétiques, financiers et humains que la société moderne traduit par le terme fourre-tout de « crise » seront-ils les ralentissements indispensables au passage du seuil ? Dans un virage, on rétrograde et change de vitesse, sinon c’est le décor ! Le slow en plante un autre : différent. Il faut juste éviter les contrefaçons !
Dans l’équation de la vie, le temps est une variable inconnue. Seule certitude des optimistes, pourtant écrite par le caustique Voltaire, cette pensée à méditer : Le monde avec lenteur marche vers la sagesse…
(« L’Horloge du Long Maintenant. L’ordinateur le plus lent du monde » de Stewart Brand, éditions Tristram, traduit de l’anglais (USA) par Gwilym Tonnerre, sortie 5 avril 2012, 224 pages, 19€ / « Un devin m’a dit » de Tiziano Terzani, éditions Intervalles, traduit de l’italien par Isabel Violante, sortie 18 juin 2010, 464 pages, 24€)