« L’homme est un solitaire qui n’est pas seul. »
Giovanni Pozzi
Le père capucin Giovanni Pozzi (1923-2002) était un religieux lettré, de ceux trop rares qui encombrent les gardiens de la doxa et dont la pensée humaniste huile les secs canaux mentaux des docteurs de la Loi. Après des études de théologie, il entre dans l’ordre des capucins. A partir de 1960, il occupe la chaire de littérature italienne et de philologie romane à l’université de Fribourg et, en 1988, il se retire dans le couvent de Lugano. Là, recueilli, il dit la messe chaque matin, avant l’aube, vit de prières…et de livres. A l’intérieur de l’ordre franciscain, la bibliothèque Salita dei Frati est aujourd’hui administrée par une association. Elle abrite encore une rare collection datant du début du 16e siècle, comportant près de 1500 ex-libris des capucins du couvent, qui commençaient tous par la formule suivante « à l’usage de », signifiant que les frères, ne pouvant rien posséder en propre, n’avaient alors que l’usage et non la possession de leurs livres. On a le flash du roman fleuve d’Umberto Eco, devenu classique, Le nom de la rose…
Le père Pozzi y enrichi celle-ci par sa propre collection de plus de 10 000 volumes, notamment en poésie baroque, de notes, d’un fichier, inventorient la totalité des figures des discours littéraires. Labyrinthes verbaux, calligrammes, acrostiches, palindromes comme par exemple : ceux de Juan Caramuel dans la Metametrica, 1663 ; les Milles milliards de poèmes de Raymond Queneau, qui rendent presque infinie la combinaison de vers, de poèmes, ouvrant ainsi une fenêtre sur le néant et substituant un « livre-monde, au monde-livre de la tradition biblique. » d’après la préface du traducteur François Dupuigrenet-Desroussilles.
Mais alors, comment écrire le silence, sans le trahir, sans provoquer ce qu’Emmanuel Lévinas appelle une « indiscrétion à l’égard de l’indicible ? »
Après avoir interrogé tant de textes religieux voués à la spiritualité pour se confronter à ses apories, le frère Giovanni Pozzi souhaite rendre intelligible l’importance du passage de l’homme, au silence de Dieu , ce « silence éternel de ces espaces infinies. » d’après Blaise Pascal, in. Pensées, 210.
Giovanni Pozzi entend mettre en lumière silencieuse (le livre) et en son visuel (l’écrit), le chemin qui permet à l’homme d’abandonner le concert à plusieurs voix de sa vie pour imposer le silence au labeur de sa pensée, et calmer l’agitation de son cœur dont il est porteur. Au croisement de chaque vie, s’offre alors aux regards, une illusoire solitude cosmique, ou s’allier à un autre, avec lequel il ne fera qu’un – se mirer dans la solitude de Dieu !
« Si l’on chante un dieu,
ce dieu vous rend son silence.
Nul de nous ne s’avance que vers un dieu silencieux.
Cet imperceptible échange qui nous fait frémir,
devient l’héritage d’un ange sans nous appartenir. » in. Recueil Vergers, Rainer Maria Rilke
Giovanni Pozzi retrace les étapes, les enjeux universels, de l’évocation de la solitude à la notion de l’écoute intérieure, de l’importance de l’écrit, lecture muette, pour se détacher du bruit du monde.
Mais c’est sans doute dans les lettres écrites par Sainte Claire d’Assise (1194-1253), fondatrice de l’Ordre des pauvres, à Sainte Agnès de Prague (1211-1283) que l’on comprend le mieux comment l’homme accède à l’espace unifié, car tout lieu de solitude cesse de l’être dès lors qu’un solitaire y élit sa demeure : « Dans l’intériorité du moi naît une pensée qui prend la forme d’une parole chargée des sons qu’impose un héritage avec le destinataire du message, et durant l’émission l’intimité est comme suspendue au fil sonore qui parcourt la distance entre le moi et le toi. Puis, soudain, la parole se tait, elle vit, par-delà l’intimité de qui l’a engendrée, dans l’intimité de qui l’a reçue. » Mystique et philosophie s’y épousent dans une modernité interrogative.
Apparaît à la lecture de Silence un « être » nouveau – le moi, le miroir, Dieu, transformation du Soi dans l’image de l’Aimé, de l’Infini.
L’ouvrage de Giovanni Pozzi s’inscrit dans la grande tradition herméneutique, véhicule séculaire de la connaissance qui vit dans le fait de ne pas voir, pour celui qui parcourt le chemin des ténèbres et de l’exil, cherche une vision transcendante de toutes les connaissances.
Silence est encore un ouvrage de chevet, compréhensible par tous. Peut-être simplement la lumière d’une bougie sur l’œuvre d’un érudit, portant à notre conscience en ces temps troublés, pleins de doute et de malaise, l’expression du dernier souffle dont l’esprit respire dans la cellule de nos nuits !
« La cellule et le livre sont les demeures de la solitude et du silence. Dépôt de la mémoire, antidote au chaos de l’oubli, lieu où git une parole qui toujours veille…Chargé de parole, il fait silence. »
(« Silence » de Giovanni Pozzi, éditions Payot, traduit de l’italien et préface François Dupuigrenet-Desroussilles, sortie novembre 2014, 128 pages, 14€)