Aux sources de l’art brut
Dès le début du 19e siècle, les scientifiques affichent leur intérêt pour les questions parapsychiques. Mais, un virage s’est produit bien auparavant, de façon plus souterraine, avec des artistes-penseurs visionnaires, tels William Blake ou Goethe. En un peu plus de deux siècles se construira ainsi le feuilleton à épisodes de l’histoire de l’Art, qui puise son inspiration dans ce corpus ésotérique que Novalis a tenté de synthétiser derrière l’expression « Art magique ». De ce tronc central, vont naître trois branches essentielles : l’art abstrait, le surréalisme et l’art brut formalisé par le peintre Jean Dubuffet (qui donnera sa collection pour fonder l’actuel musée de l’Art Brut à Lausanne).
Michel Thévoz, préfacier de l’ouvrage et longtemps directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, soulève l’idée que ces artistes atypiques, qualifiés parfois de fous, voire carrément internés, sont en fait : « des marginaux réfractaires au dressage éducatif et au conditionnement culturel, retranchés dans une position d’esprit rebelle à toute norme et à toute valeur collective. »
De nos jours, conservateurs de musées, galeristes, commissaires d’exposition, thérapeutes, philosophes, critiques d’art, scientifiques, etc., se passionnent pour l’art brut. Une même fièvre pour cet art inclassable les unit et les motive. Courant marginal hier, l’océan de « l’art des fous », de « l’art médiumnique », ou de « l’art de l’homme du commun » a depuis controversé toutes les attentes en déstabilisant les visions réductrices sur le socle même des fondations où il serait aisé de le laisser, figé, pour l’éternité. Or, plus qu’une manifestation créative hétérodoxe aux origines universelles et aux ramifications plongeant dans notre subconscient, plus qu’un mouvement à l’exomorphisme complexe, l’art brut est mouvement. C’est-à-dire qu’il charrie, telle une source vive, du sens non figé (donc intraduisible !) dans le flux tempétueux de sa course historique jalonnée d’épreuves.
« L’art brut » renouvelle en quelque 600 pages le dialogue. Livre d’art, mais aussi riche étude interdisciplinaire en quête de questions plus que de réponses, l’ouvrage de Citadelles & Mazenod donne la parole à des historiens d’art, des critiques, un psychologue, un psychiatre et un artiste, chacun partageant « sa » vision personnelle et subjective de l’art brut. Plus que n’importe quelle forme d’art pictural, cet art hors-normes, outsider, singulier, etc., semble nous demander : qu’est-ce que l’art à tes yeux d’homme ?
L’Esprit souffle où il veut
L’art brut fait fi des chapelles et des dogmatismes. Il se joue des cadrans, de l’horaire, des tréteaux académiques, des grand-messes boursières de l’art contemporain à coups de cotes arbitraires et d’égos éphémères. Il est une question en couleurs. Une gamme chromatique, une palette de pigments souvent d’une richesse et d’une complexité inouïes, incarnent les plus belles images de ce grand livre. A ce titre, l’iconographie choisie et rassemblée reproduit ici l’émerveillement et le sentiment d’hébétude que l’on ressent d’ordinaire, la première fois que l’on regarde une œuvre d’art brut…
Plus de 550 œuvres témoignent qu’une image vaut bien plus de mille mots ! Qu’écrire encore à la lumière des créations d’Adolf Wölfli, Augustin Lesage, Fleury Joseph Crépin, Henry Darger, Anna Zemánková, August Walla, Johann Hauser…et bien d’autres apôtres émancipés des « règles » de l’art qui se montre, qui se vend, qui s’achète ? Telle Aloïse Corbaz, dont un détail extrait de la production chamarrée et incandescente orne la couverture du volume. Du grand art donc, pour cet ouvrage comme une invitation à explorer le « tiers-sens », le sentier des visionnaires et des médiums pris au sens strict de ces deux termes, qui nous évoquent autant la vision, que le moyen de l’appréhender avec nos sens incomplets. A l’instar de la place progressivement donnée en ce début de 21e siècle à cet art sans maître qui poursuit lentement mais profondément de transformer la vision culturelle et sociologique de l’Occident.
Illustrations, mise en page, textes, « L’art brut » de Citadelles & Mazenod est un coup de cœur à mettre devant tous les yeux pour voir l’art sans œillères, autrement.
(« L’art brut », éditions Citadelles & Mazenod, sous la direction de Martine Lusardy, préface de Michel Thévoz, Coll. « L’Art et les grandes civilisations », 550 ill. couleur, sous coffret illustré, sortie octobre 2018, 592 pages, 205€ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur)
Pingback : L’art brut | HALLE SAINT PIERRE