Le « cut-up » est inventé par William S. Burroughs (1914-1997) et Brion Gysin (1916-1986) à la fin des années 1950. Installé depuis 1954 à Tanger, où Burroughs rédige son opus magnum Le Festin nu, il est rejoint au printemps 1957 par Allen Ginsberg (1926-1997) et Jack Kerouac (1922-1969) qui l’aident à organiser les feuillets de son manuscrit.
Puis, il s’installe dans un petit hôtel, baptisé le « Beat Hotel » qui se trouve rue Git-le-Cœur, dans le 6e arrondissement de Paris, où transite la bohème américaine et où il crée alors un véritable laboratoire d’écriture. Il y retrouve le peintre et poète Brion Gysin qui travaille à l’époque sur des expérimentations de collages picturaux, y rencontre les poètes Henri Chopin (1922-2008), Bernard Heidsieck (1928-2014), Jean-Jacques Lebel (1936).
En découpant par accident des journaux, Burroughs s’aperçoit que ces « fragments » peuvent constituer un message cohérent, fondé sur le découpage et le réagencement de textes préexistants pour donner, par la suite, une prose fragmentée et instable : « La conscience est un cut-up, la vie est un cut-up. Chaque fois que vous marchez dans la rue ou que vous regardez par la fenêtre, le flux de votre conscience est coupé par des facteurs aléatoires. » écrit-il dans The Fall of Art (John Calder, 1985).
Le cut-up vient de naître. Or, sa définition prendra du temps car il est certes un « collage », mais c’est tout à la fois une pensée du langage, une lutte contre le conditionnement des individus, une direction, une libération de la linéarité « automatique » de l’écriture, de la propre condition de l’être, en découvrant en chacun sa propre singularité chaotique, existentielle.
« Ce que tu as la force d’être, tu as aussi le droit de l’être »
« Etre libre, telle est la vraie vie »
In. L’unique et sa propriété, 1845, Max Stirner.
En bouleversant les codes de la création littéraire, cette technique va « mettre en place une véritable politique de l’écriture » et prendre la forme d’un triptyque : La trilogie Nova.
Le premier volet, La Machine molle, paraît en 1961. Les deux suivants, Le Ticket qui explosa et Nova Express sont écrits en 1961 et 1964. Clémentine Hougue écrit : « Quoique les trois romans soient organiquement une masse textuelle continue, les fragments pouvant faire l’objet de déplacements d’un roman à l’autre, leur ordre n’est pas interchangeable. Si la rupture de la linéarité temporelle ne permet pas au lecteur de définir une chronologie stable dans les épisodes relatés d’un bout à l’autre de la trilogie, ils donnent néanmoins à lire une progression de l’intrigue vers un chaos absolu. Le titre du dernier opus, Nova Express, faisant référence à une supernova, renvoie clairement à l’idée d’une destruction totale. »
A propos de la trilogie Nova, Norman Mailer (1923-2007) y voit « un Enfer qui peut-être nous attend, produit final et apogée de la révolution scientifique ». Burroughs affirme quant à lui : « Je tente de créer une mythologie nouvelle pour l’ère spatiale. Je sens que les vieilles mythologies sont définitivement brisées et ne sont pas adaptées au temps présent. ».
S’il peut apparaître comme un extrême de la littérature, le cut-up est un procédé d’avant-garde, dans le sens d’une modernité transitoire, fugitive, contingente mais éternelle et immuable, comme l’écrit Baudelaire dans La Peinture de la vie moderne en 1863. Il porte en son sein un double projet esthétique, politique. Où comment par des méthodes venant des arts plastiques, il donne sens à un langage à des fins subversives, pour rapidement représenter une histoire de la contre-culture, à laquelle il contribue de manière déterminante et qui émerge dès les années 1960, repris ensuite par plusieurs écrivains et artistes tels que David Bowie, Mick Jagger, Bernard Heidsieck, J.C. Ballard (1930-2009) ainsi que certains de ses concepts philosophiques sous la plume de Jacques Derrida (1930-2004) et Gilles Deleuze (1925-1995).
Le Cut-Up, un corps sans organes ?
Le mot, une inquiétude de l’absence, est alors considéré pour lui-même, une trace constitutive de l’écriture fragmentaire, « une archi-écriture » ; palimpseste dans l’infini des possibles répétitif et qui rend impossible tout retour à une quelconque origine, mais qui fonde, en simultané, une hétérogénéité du langage, organique et mécanique :
« Toute écriture est en fait constituée de cut-up. Un collage de mots lus et rabâchés. Quoi d’autre ? L’utilisation de la paire de ciseaux rend le processus explicite et est susceptible d’extension et de variation. » in. The Cut-Up Method of Brion Gysin, A Casebook On The Bea, 1961.
Pour autant, Burroughs ne se prétend pas être le créateur d’une nouvelle forme d’esthétique : « Bien sûr, quand on y pense, La terre vaine de T. S. Eliot, a été le premier grand collage en cut-up, et Tristan Tzara a fait à peu près la même chose. Dos Passos a utilisé la même idée dans les séquences « The Camera Eye » de U.S.A. J’ai senti que je travaillais dans ce même but ; ça a donc été une révélation majeure pour moi quand j’ai réellement vu sa mise en œuvre. » déclare-t-il dans Œuvre croisée.
Comme pour Tzara (1896-1963), l’enjeu est de déplier les tensions de monde, par des jeux de découpage et de réagencement, pour en montrer les rouages, les mécanismes, et de rendre sa « reconstruction » impossible. Pour Clémentine Hougue, on est plus proche, avec le cut-up, de la destruction dadaïste que de la construction surréaliste. S’émanciper du langage passe d’abord par l’anéantissement du Livre, du Verbe, du commencement. Ce qui revient à dire : repenser la parole première, qui a fondé le Livre, l’ordre et la loi : « en révélant la contradiction constitutive de la Loi…, la méthode du cut-up défie l’hégémonie de cette loi et offre une méthode pour l’abolir. » nous apprend Pierre Dommergues.
Pour aller plus loin, ce que Burroughs fait avec l’écriture, Artaud le fait avec la parole :
« L’homme est malade parce qu’il est mal construit.
Il faut se décider à le mettre à nu pour lui gratter cet
animalcule qui le dérange mortellement,
dieu,
et avec dieu,
ses organes.
Car liez-moi si vous le voulez,
Mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe.
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes,
alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et
rendu à sa véritable liberté.
Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers
comme dans le délire des bals musette
et cet envers sera son véritable endroit. »
Dans l’écriture d’un cut-up, le texte est formalisé comme un « ensemble d’unité à la fois autonome et interdépendant ». Jean-Jacques Rebel raconte qu’en 1958, il s’est procuré une copie de la pièce radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud (1948) pour la faire écouter à Burroughs, qui dupliquée fut immédiatement envoyée aux Etats-Unis. Mais c’est avec Deleuze que l’on comprend l’esprit du cut-up, une veine au sang noir qui coule sur le sol de notre raison, comme « le témoignage d’une expérience privilégiée d’une désorganisation du corps corrélative d’un nouveau langage, fondé sur de toutes autres valeurs que celles du sens ».
Une trace pour Derrida, car l’écriture dans le cut-up est à la fois un élément présent et absent, c’est-à-dire différé, différent et défini par l’itérabilité : « Cette trace, n’est pas seulement disparition de l’origine,… l’origine n’a même pas disparu,… elle n’a jamais été constituée qu’en retour par une non-origine, la trace, qui devient origine de l’origine. » in. De la grammatologie, 1967, Jacques Derrida.
Le livre de Clémentine Hougue a ceci d’essentiel qu’il montre le caractère intemporel du cut-up dans l’histoire des différents courants artistiques, philosophiques, et permet « d’inscrire » le citoyen dans le présent des mondes, des conflits du dedans comme du dehors, quelles qu’en soient les écritures, les sens, l’Histoire, pour qui ne cesse de vouloir en connaître l’origine, alors qu’il s’en éloigne chaque jour un peu plus.
Espérons sans doute, dans un sursaut clairvoyant, qu’il n’y ait pas de fin !
Le Cut-Up : un possible chaotique à la fin des infinis humains.
(« Le Cut-Up de William S. Burroughs. Histoire d’une révolution du langage » de Clémentine Hougue, éditions Les presses du réel, Coll. L’écart absolu, sortie octobre 2014, 416 pages, 26€)