Dans un entretien, Olafur Eliasson déclare : « Historiquement, la cour était à Versailles un lieu d’observation constante – de soi-même et des autres – les strictes normes sociales de l’époque étaient maintenues au moyen d’un réseau de regards. L’architecture baroque du château servait à accroître la visibilité, devenant l’admirable instrument d’un pouvoir exclusivement exercé par le Roi. » Ajoutons qu’à Versailles, si le pouvoir temporel est l’apanage absolu du Roi, celui que permet l’argent fait que le système tourne, il le rend possible et viable, à travers une suite d’obligations implicites où la noblesse et les pairs de France se voient contraints d’afficher un certain front dans un monde où tout s’achète, se monnaie, s’échange et s’obtient, du tabouret à la table des jeux, à une place lors des repas et des couchers du monarque, au trafic des clés qui donnent accès aux appartements privés et bibelots de la famille royale…
On pourrait faire le parallèle avec de nos jours, où l’argent, vrai « Roi Soleil » se trouve seul à rayonner d’un pouvoir absolu sur les hommes et sur l’Art. Que nous apprend donc la sensibilité d’un artiste contemporain, grand par le talent et la notoriété, mais infime et perdu par la taille, à hauteur du marasme qu’engendre encore la soif de pouvoir et de puissance dans notre monde qui glorifie l’image et la représentation de soi ? Olafur Eliasson poursuit : « Aujourd’hui, nous portons sur Versailles un regard différent, et quand je le visite, je me demande comment vous, visiteur, voyez ce site emblématique. Quel effet provoque-t-il sur vous ? » C’est un fait reconnu, l’Histoire nous joue des tours. Et le devoir des meilleurs artistes, c’est de nous en montrer les ficelles !
Kyrie Eliasson
Le travail d’Olafur Eliasson sonde la perception, le mouvement, l’expérience physique et le sentiment de soi, « dans » soi ou « hors de » soi…un sentiment à portée des yeux ou de la tête ? Mais Olafur Eliasson est surtout connu pour ses installations spectaculaires qui intègrent le spectateur comme partie prenante de l’œuvre à part entière, à l’instar de la démarche immersive d’un Anish Kapoor (précédent invité du château de Versailles en 2015). Ainsi, la très populaire « The Weather Project » (2003) dans le « Turbine Hall » de la Tate Modern à Londres, a été vue par plus de deux millions de personnes, ou « The New York City Waterfalls » (2008), quatre grandes cascades artificielles installées sur les berges de Manhattan et Brooklyn ! En 2016, Olafur Eliasson présente cinq œuvres dans le château et trois dans les jardins de Versailles…
Olafur Eliasson confirme donc qu’il est un artiste de premier plan, à la fois adoubé par les politiques culturelles publiques, et conscient qu’un parcours personnel peut parfaitement se fondre dans un besoin universel. L’Art, salut de l’artiste ? Il le confirme : « Le Versailles dont j’ai rêvé est un lieu qui responsabilise chacun. Il invite les visiteurs à prendre le contrôle de leur expérience au lieu de simplement consommer et être éblouis par la grandeur. Il leur demande d’ouvrir leurs sens, de saisir l’inattendu, de flâner à travers les jardins, et de sentir le paysage prendre forme à travers leur mouvement. »
Le Roi et moi
Pour qui a déjà fait la visite du château de Versailles, le Salon d’Hercule est ses deux monumentales cheminées est un clou du spectacle en soi ! A ce titre, Olafur Eliasson marche dans les pas du demi-dieu en proposant ici ce qui est peut-être l’œuvre la plus déroutante de l’exposition. « The Curious Museum » pourrait nous perturber, elle nous présente une élaboration topographique de l’extérieur du château sur un miroir géant orienté vers l’intérieur d’une demi-cloison du Salon !
Au bout de la Galerie des Glaces, « Your Sense of Unity » couronne de lumière les amorphes d’un miroir conceptuel où le visiteur perd le fil de son reflet en la contemplation d’une rotonde de cercles de fer éclairés qui opèrent autant de ricochets menottés en contre-plongée du sol ambiant.
On pousse encore un peu, jusqu’au Salon de l’Œil de Bœuf : « Deep Mirror » met en scène deux miroirs ronds face à face. La seule différence entre eux réside dans l’observateur. Regardez dans le premier : vous serez plongé dans l’éclipse du soleil. Approchez-vous du second : et vous vous refléterez comme le Roi au centre d’un soleil de lumière brûlante et grésillante.
Un autre miroir (mobile et zen, celui-là) plus tard, « Solar Compression » dans la Salle des Gardes du Roi, et vous finirez cette visite intérieure par la Galerie basse où vous tuyauterez votre œil dans un œilleton !
« The Gaze of Versailles » miniaturise les obsessions d’Olafur Eliasson pour les installations visuelles et le trompe-l’œil. Ici, deux petits globes dorés accolés à une vitre donnant sur les jardins dirigent le regard (celui du Roi ? Le vôtre ?)…vers les jardins, le Grand Canal et l’œuvre prédominante du parcours, en tout cas la plus photographiée !
Garden State of Mind
C’est dans le cœur vert des jardins que les œuvres d’Olafur Eliasson prennent leur véritable dimension vers une réflexion écologique, à travers l’élément eau, illustrée dans ses trois états. L’artiste danois est en effet connu pour son questionnement éthique, interrogeant l’homme sur sa place entre la Nature et l’Art.
Cachée dans l’alcôve du Bosquet de la Colonnade, « Glacial Rock Flour Garden » est faite d’eau à l’état solide. Plus précisément, c’est une moraine du Groenland (amas de débris rocheux charriés par un glacier), des résidus de glacier mêlés à des sédiments de roche qui constituent une sorte de miroir de nos sociétés, à l’heure où l’on redoute un changement climatique.
A l’opposé, « Fog Assembly » se déploie dans le Bosquet de l’Etoile. C’est une structure circulaire qui diffuse un brouillard, un cercle de brume où le système vaporise automatiquement de l’humide autour de soi, floutant les frontières spatiales entre soi et le monde, ombrant d’un reflet spectral le promeneur captif d’une illusion…
Tel l’obélisque de la place de la Concorde, « Waterfall » synthétise la fonction d’une grande cascade liquide en symbiose avec le Grand Canal. Constituée d’une tour à vif sur ses rouages qui pompe l’eau du canal avant de la déverser dans un grand fracas, cette œuvre nous parle d’un cycle vertical sans fin…voulu assez élevée par l’artiste pour cacher le soleil dans l’axe au solstice d’été, le 21 juin !
Olafur Eliasson l’explique avec ses mots : « Cette cascade qui ravive l’ingéniosité de l’ingénierie du passé est aussi construite que l’était la cour. J’ai laissé ses éléments de construction à la vue de tous, apparemment étrangers, ils étendent la portée de l’imagination humaine. »
L’exposition d’Olafur Eliasson à Versailles est un idéal des formes et du sens que l’artiste cherche à atteindre de manière personnelle et subjective. Sa réflexion créative dépourvue d’intellectualisme s’inspire de la légende d’un endroit qui a survécu à la Révolution, aux changements politiques et de la société. Si l’Art est un miroir de l’homme, revenons en avant…à l’image de l’œuvre « Deep Mirror » qui présente le Roi Soleil et son double, le Soleil Noir. Sa composition en huit volets est comme un appareil photo qui n’a pas peur du noir.
(« Olafur Eliasson Versailles », Château de Versailles, jusqu’au 30 octobre 2016, http://www.chateauversailles.fr/homepage ; tous visuels © Stéphane Chemin)