Le titre « Picasso.mania » s’inspire de la phrase du maître « je peins, c’est une manie ». De fait, le Grand Palais propose de voir Picasso non plus comme un continuateur de l’Art, comme en faisait état la précédente exposition « Picasso et ses maîtres », mais comme un début, l’Alpha de l’Art, un point de repère de la création artistique montrant un avant et un après dans le continuum artistique.
L’affiche monumentale qui accueille le visiteur au Grand Palais est une photo de Gjon Mili : Picasso est torse nu, bras croisé tel un géant hors-normes, à la façon d’un empereur qui domine la création. Dès la première salle, un mur composite de vidéos présente des témoignages d’artistes, de cinéastes et d’architectes réalisé par Diane Widmaier-Picasso, petite fille du peintre : Jeff Koons, Agnès Varda, Bertrand Lavier, Richard Prince… tous se revendiquent enfants spirituels du maître espagnol qui serait le déclencheur de leur carrière. John Baldessari résume à merveille cette pensée collective : « il m’a donné envie de peindre ».
Picasso fut très tôt un élève surdoué : « Quand j’étais enfant, je dessinais comme Raphaël mais il m’a fallu toute une vie pour apprendre à dessiner comme un enfant ». Il rechercha toute sa vie à aller au-delà de sa maîtrise picturale pour rencontrer de nouveaux horizons. La découverte de l’art africain bouleversa sa vision de l’art dans la façon de représenter et de concevoir l’œuvre. Il signe en 1907 une œuvre fondatrice du mouvement cubiste, « Les demoiselles d’Avignon » où il déstructure les corps, les femmes ne sont pas représentées telles qu’elles apparaissent visiblement. Picasso libère dès lors la création et entraîne tout un courant révolutionnaire artistique à l’image de son époque.
Une centaine d’œuvres de Picasso sont présentes dans l’exposition, en miroir des 300 œuvres de 78 artistes. Picasso n’est pas un mais un « singulier multiple » à travers les différentes périodes de son art, le commissariat de l’expo le confronte à un ou plusieurs artistes selon la scénographie des salles qui se succèdent. Les artistes contemporains exposés proviennent du monde entier : d’Europe, des deux Amériques, d’Asie et d’Afrique… L’on peut dire que nous vivons à l’heure de la mondialisation et Picasso est devenu synonyme d’universalité, en témoignent Yan Pei Ming, Chéri Samba, Paul Mc Carthy, Erró, Maurizio Cattelan et tant d’autres qui fêtent la liberté de vivre, d’aimer et de penser à travers cette icône incontestée de la création.
Picasso découvre, par l’intermédiaire d’André Derain, « l’art nègre » (terme qui ne regroupe pas seulement l’art africain mais aussi tout ce qui touche à l’art exotique en général) à travers la collection du Musée d’ethnographie du Trocadéro où il avouera avoir compris le sens de la peinture. Cette découverte majeure lui fit prendre conscience que ces formes d’expressions n’étaient pas d’une valeur artistique inférieure à l’art « du colon, du blanc » mais juste différentes, ce qui dans la confusion de l’époque entre primitivité et primitivisme poussait les gens à les considérer comme mineures. Il les plaça donc sur un même plan que la production européenne dite « académique » ou encore celle de l’art primitif ibérique. Picasso synthétise l’art nègre avec l’influence de Cézanne pour arriver aux prémices du cubisme. C’est ainsi que, dans un parfait mouvement de balancier anthropologique, lorsque les artistes africains « découvrent » Picasso, c’est comme s’ils redécouvraient leur culture et leur riche passé artistique, en se réappropriant ce que l’ogre picassien a transmué, tel un alchimiste dans sa quête. A l’exemple de l’artiste contemporain Romuald Hazoumé, qui récupère des bidons en plastique et les transforme selon leur forme en masque en leur attribuant des noms ironiques. Son travail est purement inspiré du mode de conceptualisation de l’œuvre d’art qu’a introduit Picasso à travers ses montages d’objets récupérés. Tout peut servir l’art, l’imagination en action fait le reste.
Au Grand Palais, un mur complet est recouvert de toiles et de sculptures dans l’esprit de l’atelier de Picasso période cubiste, tous les styles délicats de collages, d’assemblages et de montages sont présents et font écho au travail mené par David Hockney sur la composition, ou plutôt la décomposition de l’image, que se soit en termes de photographie avec l’utilisation du Polaroid, ou en mode vidéo prise à différents points de vue d’une même scène.
Le tableau original « Les demoiselles d’Avignon » n’a pu venir enrichir l’exposition pour des raisons d’assurances, mais des copies y figurent, comme celle de l’artiste Mike Bidlo, « Not Picasso ». Cette copie exacte pourrait nous faire penser au tableau de René Magritte « La trahison des images » où la phrase « ceci n’est pas une pipe » est inscrite sous la peinture d’une pipe, il s’agit là d’une représentation d’une pipe et non de la réalité. De ces « Demoiselles », la thématique de la femme objet sexuel est soulignée par Jeff Koons et Sigmar Polke. Tandis que les artistes afro-américains Faith Ringgold ou Robert Colescott se confrontent à l’art occidental en rappelant les origines africaines des « Demoiselles d’Avignon ».
L’engagement politique de Picasso se traduit à travers son « Guernica », peinture monumentale représentant un massacre perpétré par l’armée nazi sur la population d’une petite ville espagnole : ici, l’art de Picasso devient une arme intellectuelle. Adel Abdessemed s’inspire de cette barbarie contenue en reprenant la dimension de la toile de « Guernica » pour y accumuler des animaux sauvages taxidermisés (renards, écureuils, loups,…) et brûler au chalumeau les poils de ces animaux. Son œuvre intitulée « Qui a peur du grand méchant loup ? » évoque le comportement impérialiste de l’homme sur la nature et ses tragiques conséquences : un massacre monstrueux à grande échelle, l’artiste dresse par le postulat animal une allégorie des carnages perpétrés sur le vivant.
Le roi du pop’art Andy Warhol n’a pas choisi de coucher le portrait de Picasso en série infinie, mais a opté pour différentes représentations de « têtes » créées par le maître tout en soulignant le caractère de l’icône contemporaine qu’est Pablo Picasso.
La jeune génération d’artistes révélée dans les années 1980 tels Jean-Michel Basquiat, George Condo, Georg Baselitz, Julian Schnabel, Vincent Corbett, Antonio Saura,… ces « bad painters » et Nouveaux fauves se reconnaissent dans l’œuvre d’un Picasso où la figuration est réhabilitée.
Sa longue carrière durant, Picasso s’est imposé comme un avant-gardiste, sans cesse dans la recherche créatrice. A force de travail et de passion, il a transmuté de ses yeux et de ses mains l’or de l’Art. « Picasso.mania » nous donne l’impression que Picasso est vivant. Depuis l’affiche où il nous regarde, il est un phare indiquant la direction à suivre ou le combat à mener pour l’art contemporain, mais il ne faut pas croire qu’il est notre seul guide artistique. Henri Matisse et Marcel Duchamp ont aussi leur mot à dire dans cette aventure…
(« Picasso.mania » au Grand Palais, du 7 octobre 2015 au 29 février 2016, http://www.grandpalais.fr/fr)