« Je n’ai pas trouvé de meilleur titre à cette exposition que cette expression française qu’il affectionnait et qu’il avait inscrite en tête de son almanach de l’année 1947… mon père avait la volonté de mettre la raison au service de la déraison, ce qu’il appelait en français, la folie pratique. »

Barnaba Fornasetti, fils de Piero Fornasetti

Né à Milan en 1913, décédé en 1988, dessinateur de talent dès l’enfance, Fornasetti fut fasciné par les livres d’art, les gravures anciennes, les sculptures antiques, l’architecture, les peintures classiques ou Renaissance, par des planches de botanique, de poissons, et très tôt, il commence une collection d’images qui l’inspireront toute sa vie. Il fut peintre autant que décorateur, imprimeur, éditeur, collectionneur graphiste et inventeur obsessionnel. Il crée la Stamperia d’Arte, édite les œuvres de Carlo Carrà, Giorgio De Chirico, Marino Marini et Lucio Fontana. En 1933, à la Triennale de Milan où il présente ses foulards imprimés, Fornasetti devient le complice de l’architecte Gio Ponti. Et, en 1940, il débute une longue collaboration en créant des luminaires, des meubles, des aménagements et des décors à destination de prestigieuses demeures privées. Ponti et Fornasetti travailleront à la décoration du Casino de San Remo et du transatlantique Andrea Doria dans les années 1950. En 1958, il crée la Stanza Metafisica, paravent constitué de 32 panneaux ornés pour se refermer sur un espace propice à l’intériorité. Enfin, en 1970, il fonde la Galerie des bibliophiles, où sont exposées des œuvres d’artistes contemporains aux côtés de ses propres productions….

Affiche et vue de l'exposition

Affiche et vue de l’exposition

La folie pratique regroupe avec brio, fluidité, audace, plus de 1000 pièces de l’artiste puisées au cœur de ses incroyables archives parmi 13 000 objets qu’il créa tout au long de son existence, et signe le retour de l’esprit de l’ornement à une époque qui n’en fait plus guère commerce ni axe de culture. Mais ses décors parfaitement lisses ne viennent jamais tromper notre œil captivé par ses trompe-l’œil en une illusion hantée par un regard « féru de précision et qui aime l’incertain. »

Conçue comme un véritable parcours de sa vie, l’exposition présente les grands thèmes de l’œuvre du designer tout en se donnant par « tableaux » successifs aux regards du spectateur médusé face à l’ampleur des créations et de son style singulier : « Les gens ne savent plus voir. Apprendre à voir, c’est apprendre à trouver. Face aux objets les plus hétérogènes. Il est indispensable de trouver et de choisir ceux qui seront nécessaires à ce que tu es en train de faire et de chercher. »

Piero Fornasetti, Esquisse « Arlecchini » préparatoire pour les piliers du Cinéma Arlecchino à Milan, 1949 - Paravent « Angolo Antico con Eva », lithographie sur bois, peint à la main. 200 x 200 cm, 1952

Piero Fornasetti, Esquisse « Arlecchini » préparatoire pour les piliers du Cinéma Arlecchino à Milan, 1949 – Paravent « Angolo Antico con Eva », lithographie sur bois, peint à la main. 200 x 200 cm, 1952

Happé immédiatement par cette multitude de pièces échappées d’un univers théâtralisé, imagination surréaliste de l’artiste, le visiteur va découvrir des décors complets, des trumeaux, du mobilier tels que des chaises, des bureaux, une salle remplie de plateaux, des paravents, des dessins, des objets simples de la vie quotidienne, foulards imprimés, porte-parapluies ou porte-journaux, miroirs, tapis, pieds de lampe, des assiettes.  Et qui sont autant d’objets fantaisistes, le tout recouvert de motifs imprimés en lithographie, agrandis, multipliés aux combinaisons infinies. Puis collés sur l’objet à décorer, sur l’objet à regarder tel un trompe-l’œil, celui-ci se transforme en un « paysage poétique » – figures décalées d’un masque lunaire, visages énigmatiques de grande beauté intemporelle.

8. Piero Fornasetti, « Uccelli », épreuve d’impression, couleur sur papier, projet pour un foulard de soie, 1950

Piero Fornasetti, « Uccelli », épreuve d’impression, couleur sur papier, projet pour un foulard de soie, 1950

Piero Fornasetti a, comme il l’a lui-même avoué : « rassemblé des milliers de documents sur ce que l’on appelle les arts décoratifs ; trouver puis disposer au sein de la collection, pour pouvoir l’utiliser au moment voulu dans mes créations, une référence esthétique, voilà quelque chose de fondamental et qui donne un sentiment de tranquillité, autre plaisir du collectionneur. » Fornasetti aimait réinventer, spatialiser les symboles de notre civilisation consumériste en superposant l’usage, à la métaphysique des rêves, faire rentrer en quelque sorte la folie du voir dans la prison de notre quotidien !

Piero Fornasetti, Commode « Palladiana », lithographie sur bois, 1951 - Cabinet « Trumeau Architettura », lithographie sur bois, 1951

Piero Fornasetti, Commode « Palladiana », lithographie sur bois, 1951 – Cabinet « Trumeau Architettura », lithographie sur bois, 1951

Comment alors ne pas tomber sous les charmes multiples des 350 images, célèbre série d’assiettes de Tema e Variazioni, de l’impavide visage de femme, Lina Cavalieri telle une Mona Lisa cantatrice lyrique, beauté fatale des années 1910-1920, entre un esprit digne d’un Duchamp et d’un Warhol réunis ? Brillant comme une étoile au centre de la constellation et constituant l’univers, l’emblème métamorphique, métaphorique de sa voie lactée : « J’ai fait l’amour toute la nuit… avec une plaque de cire noire et une fine pointe d’acier. La nuit fut longue et je ne sais pas si j’ai gagné ou si j’ai perdu. Le fait est que je n’ai pas joui. »

Piero Fornasetti, Chaise « Musicale ». bois. Imprimée, laquée et peinte à la main, 1951 - Chaise « Sole », Bois. Imprimée, laquée et peinte à la main. Piero Fornasetti, vers 1950 - Chaise boomerang « Leopardo », années 1950

Piero Fornasetti, Chaise « Musicale ». bois. Imprimée, laquée et peinte à la main, 1951 – Chaise « Sole », Bois. Imprimée, laquée et peinte à la main. Piero Fornasetti, vers 1950 – Chaise boomerang « Leopardo », années 1950

En est-on sûr ?!

Comment ne pas s’interroger sur un continuum relevant d’une dimension de la mémoire universelle, des origines à L’homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci en 1492 et proposer dans une série relevant de la poésie les 24 assiettes de la série intitulée Adam & Eve et réalisées en 1950 (lithographie sur porcelaine, rehauts de couleur à la main, or, diam. 26 cm) ; entre design intemporel, classicisme et refus de la modernité ?

Autoportrait de Piero Fornasetti, 1941-1945 - Autoportrait de la série « Autoritratti », 1941-1945

Autoportrait de Piero Fornasetti, 1941-1945 – Autoportrait de la série « Autoritratti », 1941-1945

Rarement l’œuvre singulière de Fornasetti aura à ce point interrogé le visiteur d’aujourd’hui au cœur de l’intériorité spatiale de nos intérieurs (spirituels ou habités), transformés en « cabinet de curiosité » tellement nous entassons d’objets de tous âges, de tous horizons, de tous designs, si proches de notre intériorité sensorielle tant nous pratiquons inconsciemment le détournement et le palimpseste.

Elle nous montre aussi la nécessaire :

volonté dans une « croyance » que l’auteur porte à son propre destin,

aux « dessins » de l’âme et à dessein des œuvres d’art.

Elle est partout la voie lactée,

Nef des Arts Décoratifs,

superbe livre objet,

vertige réinventé,

images hantées,

par un regard,

des grands,

yeux

O-O

Barnaba Fornasetti et Nigel Coates, Fauteuil « Entomologia » (entomologie) de la série Baciamano, 2014 - Barnaba Fornasetti, Coffre « Sardine », 1999 - Piero Fornasetti, Calendrier « La follia pratica », 1947

Barnaba Fornasetti et Nigel Coates, Fauteuil « Entomologia » (entomologie) de la série Baciamano, 2014 – Barnaba Fornasetti, Coffre « Sardine », 1999 – Piero Fornasetti, Calendrier « La follia pratica », 1947

(« Piero Fornasetti : la folie pratique », musée des Arts Décoratifs, du 11 mars au 14 juin 2015, http://www.lesartsdecoratifs.fr/ ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation du musée)