« La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils jouissent de tout sur terre. »
Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814)
Superbement illustré, l’ouvrage fait état d’une correspondance inédite et de reproductions de lettres autographes qui donnent corps à la légende. Rencontre dans le boudoir avec Jean-Pascal Hesse.
Avec un Hesse…comme Sade !
« Les hommes sont à la dimension de leurs actes ». Très loin de la France et de sa morale judéo-chrétienne, ces vers débutent au 10e siècle l’un des poèmes les plus fameux du penseur et humaniste arabe, Al-Mutanabbī. Qui était l’homme derrière le célèbre paraphe sinueux de Sade ? Homme politique aux visées libertaires et laïques ? Homme de lettres farouchement anticlérical aux vues progressistes ? Un athée ? Un agnostique ? Le maître du Chaos ? « Vous n’avez pas idée ce qu’aujourd’hui encore, en 2014, le nom de Sade éveille d’hostilité et de bêtise crasse chez les gens », lâche Jean-Pascal Hesse. L’auteur sait de quoi il parle. Originaire de ce coin de Vaucluse « cet air d’une lumineuse beauté » accoté au petit Lubéron, Jean-Pascal Hesse se rappelle de ses pérégrinations au cœur de l’éboulis pierreux du château de Lacoste, demeure de famille où Sade vécut le plus heureux.
Proche d’entre les proches de Pierre Cardin depuis 20 ans et Directeur de la communication du groupe, la vie (ou Dieu) devait l’y ramener par un chemin de traverse qu’elle seule sait lire sur la carte, puisque l’actuel propriétaire du château n’est autre que…Pierre Cardin ! Lequel n’en est pas à son coup d’essai en matière de belles pierres. En dehors d’une cinquantaine de biens immobiliers entre Paris et Venise, ce dernier a acquis plusieurs châteaux en province autour d’Avignon, Lioux, Gordes, Bonnieux, Goult…
« Ce château, dit Jean-Pascal Hesse, appartenait jusqu’en 2001 à un ancien professeur d’anglais, André Bouër, lui-même originaire de la région et descendant direct d’un des seuls Lacostois à n’avoir pas démérité aux yeux du Marquis. André, et son épouse Nora, l’avaient acheté en 1952 et tentaient de le restaurer depuis malgré le manque de considération de la région et des ruraux aux yeux desquels Sade n’éveille pas grand-chose, sinon un polisson, un dépravé, et qui n’ont que peu de considération pour l’œuvre ou pour l’homme… » Car la « malédiction » Sade, s’il en est une, c’est bien la déformation sûre et progressive de l’existence d’un homme que ni sa lignée ni les passions de la chair ne prédestinaient à de telles ires.
« Etudiant, j’étais plus passionné par le château que par le personnage de Sade, se souvient Jean-Pascal Hesse. Cela jusqu’à Pâques, en l’an 2000. J’ai fait visiter l’endroit à Pierre Cardin. Le temps était gris, pluvieux, pas propice du tout à un achat immobilier et surtout, c’était un tas de pierres ! Le corps de logis était laissé à l’abandon, la tempête de 1999 était passée par là, les murs étaient déjetés, inhabitables sans des efforts de reconstruction importants. Donc, pour Mr Cardin, point de salut ! Il était hors de question qu’il achète une ruine pareille ! Puis, le temps est passé. La propriétaire d’alors, Nora Bouër, l’a relancé et l’intérêt de Mr Cardin pour l’endroit, pour sa lumière, a grandi, jusqu’à ce qu’il signe. »
Les lignées sadiennes : la philosophie dans le mouchoir ?
Si la France a connu bien des régimes et des bouleversements politiques depuis 1814 et la mort du Marquis, le nom de Sade n’a pas disparu des registres pour autant ! Ainsi le Comte et la Comtesse de Sade, qui jusqu’en 1946 demeuraient dans l’Aisne, au château de Condé-en-Brie. Descendant à la quatrième génération du Divin Marquis, Xavier de Sade veut réhabiliter son illustre ancêtre. Avec son épouse, Rose, il va dès lors se rapprocher de Lacoste, et emménage dans l’un des plus beaux villages de l’Hexagone : Vénasque. Un « virus sadien » que va lui aussi progressivement contracter Jean-Pascal Hesse, par petites doses de conversation élégantes, de récits contés en privé et d’échanges contagieux avec Xavier, puis Rose de Sade.

Bronze à Lacoste d’Alexandre Bourganov (copyright Jean-Pascal Hesse) – Rouleau manuscrit « Cent vingt journées de Sodome » (copyright Fondation-Martin Bodmer)
« J’ai commencé à amasser de la matière, j’achetais des documents relatifs au Marquis, explicite Jean-Pascal Hesse. De fil en aiguille, j’ai abouti à une évidence : écrire ce livre, avec en tête la date symbolique de l’anniversaire de sa disparition. » Une parution comme un hommage, lucide et détaché : « Je ne suis pas ce qu’on appelle « un sadien ». Quand je lis Sade, à vrai dire, j’ai même du mal à aller jusqu’au bout ! En revanche, ce qui m’a intéressé dans mes recherches, c’est de découvrir d’autres facettes du personnage. Par exemple, à la lecture des 50 lettres du marquis de Sade à sa femme,réunies par le collectionneur Pierre Leroy (Flammarion, 2009). On y découvre un homme sensible, touchant, prévenant envers sa femme. En un mot : charmant. Cet homme de tous les paradoxes m’a fasciné. J’aurais aimé le rencontrer ! »
Le Comte de Sade disparu, c’est vers la Comtesse (disparue en novembre 2013) que se tourne Jean-Pascal Hesse. « Un personnage et une grande dame, souffle-t-il, admiratif. Du reste, Rose de Sade était une femme très pieuse, confite en dévotion, la courtoisie incarnée. Donc à des milliers d’années-lumière de la galaxie sadienne ! Mais, vous l’écoutiez parler de Sade et elle s’animait ! Elle semblait complètement habitée, pareille à si elle l’avait rencontré ou lui avait parlé la veille !! »
Quel charisme n’avait pas cet homme pour séduire l’épouse de son lointain petit-fils à presque deux siècles de distance… Jean-Pascal Hesse poursuit : « parfois, je la taquinais, pour voir. Je lui demandais si elle avait vraiment lu Sade !? Je pense qu’elle ne voulait pas voir ce qui l’aurait dérangée ou choquée. Ce qui lui plaisait chez Sade, c’est cet homme qui n’a jamais renoncé. Cet esprit libre. Son mystère aussi. » Une accointance avec le mystère que la famille de Sade cultive depuis 200 ans…
De son vivant, Sade se coltinait depuis long une réputation de « pistachié » (coureur de jupons), affectionnant la « bougrerie » (sodomie) sur tout sujet selon son goût du jour et bon plaisir. Il le reconnaissait : « il n’y a point de passion plus égoïste que celle de la luxure. » Cela valait-il pour autant les rumeurs sanguinolentes, qui battirent la Provence au 18e siècle, au sujet de jeunes gens entrés à son divin « se(r)vice » ? Intrigant, complexe, éperdument libertaire, le béotien Sade collectionnait les actes de blasphème contre le Christ et l’Eglise, comme d’autres les médailles saintes… « Ce qui me choque chez Sade, reprend Jean-Pascal Hesse, ce ne sont pas ses frasques. C’est cette systématisation de l’acte blasphématoire. Je suis croyant. Cracher sur les hosties, ça me dépasse ! » Et d’ajouter, malicieux : « d’ailleurs, je n’ai jamais osé évoquer ces passages là avec la Comtesse ! Je pense quand même qu’elle avait lu tout ça, mais ne voulait pas voir. »
Déni, faute par omission, honte, dont certains descendants de Sade, nettement moins épris ceux-là, nimbent la mémoire de leur licencieux aïeul. Un opprobre populaire séculaire, porté sur la vie du bondissant homme de lettres, et qui a la dent dure ! A entendre Jean-Pascal Hesse, qui avoue n’avoir reçu aucune aide dans ses recherches, pourtant bien innocentes, de la part de la mairie ou des instances publiques, ce serait même tout le village qui fait la sourde oreille ! Un climat de paranoïa s’installe dès qu’on y évoque Sade, et comme par enchantement, les portes s’y referment…Il y a une porte, toutefois, que Jean-Pascal Hesse a réussi à forcer.

Laure de Sade (copyright Collection comtesse de Sade) – La marquise de Sade et sa soeur (copyright Photo J Faggiano – Collection Bruno de Lesquen)
« Une fois, en grande discussion avec la Comtesse, elle me dit d’aller voir leurs cousins, les Lesquen, qui ont encore le château d’Echauffour. Elle ne pourra rien leur demander à ma place, puisque, me dit-elle, « cela fait deux siècles que nous ne nous parlons plus ». Bon. J’appelle le Vicomte de Lesquen, lui exposant mes recherches pour le livre. Là, je m’entends répondre : « non, non, Sade a ruiné la réputation de notre famille. » Bien. J’argumente, je plaide ma cause, demande s’il lui reste des documents de l’époque. Il me répond que non, mais que je peux passer à Echauffour. Ce que j’ai fait. Je découvre donc ce château dans son jus, et la pièce dans laquelle la Marquise de Sade a rendu son dernier souffle. Rien n’a changé. Tout est resté intact ! Au mur, je vois des miniatures accrochées. L’une d’elles représente deux demoiselles. Là, le Vicomte de Lesquen sourit et me dit qu’il s’agit de la Marquise, Renée Pélagie Cordier de Launay de Montreuil, et de sa petite sœur, Anne Prospère, chanoinesse bénédictine et amante du Marquis. Stupeur ! Imaginez, il n’existe aucun portrait officiel de ces deux amours de Sade ! Puis, en discutant, il m’explique que son père, le général de Lesquen, n’avait jamais voulu que ce portrait sorte d’Echauffour ni n’avait jamais souhaité que son existence s’ébruite. J’étais dans un tel état d’avoir découvert ce tableau que j’ai finalement réussi à sortir du château avec la miniature…qui est reproduite pour la première fois dans le livre ! »
Et la Comtesse de Sade d’accueillir, juste avant sa disparition, cette découverte digne d’un détective privé, et que seule l’entreprise d’excavations et de fouilles qu’exige un livre saurait délivrer…
Un château nommé Lacoste. De Sade à Pierre Cardin.
Charmant village provençal aux ruelles pavées en calade, Lacoste cache un secret. Un château, vieux fortin, bâtisse au passé tumultueux et à la prestigieuse appartenance. « Voire, c’est croire ; mais sentir, c’est être sûr. » Cette sentence définitive du Marquis s’applique à tout ce qu’un homme peut convoiter dans une vie. Entre relaxes et évasions de prison, son fief hérité, puis convoité, fut sans nul doute Lacoste. L’édifice, au temps de sa gloire, est décrit par l’écrivain dans La Marquise de Ganges et Les cent vingt journées de Sodome, renommé château de Silling.
Comme l’écrit la Comtesse Rose de Sade, dans la préface du livre : « Lacoste, le joyau de Sade, son havre, sa respiration, sa liberté. Lacoste, noire silhouette déchiquetée (comme l’âme de Sade) sur la sombre masse du Luberon. Noir sur noir et pourtant si lumineux ! » 48 pièces, un cabinet de curiosités, des tableaux de maîtres, du mobilier, une bibliothèque d’humaniste, etc. Il n’en reste rien. Vandalisme, pillages, destruction, la révolution est passée par là, faisant fi de l’homme et de ses amours. Pourtant, son esprit lumineux surnage. L’ouvrage de Jean-Pascal Hesse s’en fait le récipiendaire.
Telle cette anecdote : « à la mort du Marquis, son fils, Claude Armand, avait laissé une malle contenant ses archives dans la bibliothèque du château de Condé. La famille avait décidé de tout murer de peur que les Allemands mettent la main dessus, durant la Seconde Guerre mondiale, ce qui s’est finalement produit. On a fini par retrouver ce qu’ils n’avaient pas détruit ou souillé… » Au fil de la lecture du livre, se révèle un homme dépoussiéré du mythe ombrageux. « Il était follement épris de théâtre et d’art scénique, continue Jean-Pascal Hesse. En 1792, à Mazan, il a crée le premier festival de théâtre de Provence. Il a même écrit un opéra, qu’on a justement découvert dans ses archives ! »
Aujourd’hui, Pierre Cardin fait revivre la vocation festive de Lacoste. Chaque année, en été, son festival de Lacoste attire à l’ouest du château 40 000 visiteurs, venus autant pour profiter du soleil de Provence que de la programmation musicale riche et éclectique.
Quant à Jean-Pascal Hesse, Rose de Sade lui a-t-elle livré tous les secrets de famille en sa possession ? Il confesse : « non. Lors de la succession, ses enfants ont retrouvé 47 lettres inédites du Marquis qu’elle avait cachées dans un coffre ! » Le mystère Sade n’a pas fini de faire couler de l’encre…
(« Sade, l’amant des lumières », de Jean-Pascal Hesse, Editions Assouline, préfacé par la Comtesse de Sade, relié, 191 pages, 150 ill. couleur, sortie 10 avril 2014, 65 €)