Génie controversé et adulé, créateur prolifique et parfois décrié, Guillemette Morel Journel dresse un portrait complet de ce personnage extraordinaire. À la fois investigateur de révolutions conceptuelles, architecturales et urbaines, artiste émérite, écrivain et conférencier, ce livre expose un très beau panorama, argumenté et pertinemment illustré, de la pléthore corbuséenne.
Celle-ci comprend près de 45 ouvrages et 700 articles, des centaines de projets non réalisés, 70 bâtiments construits sur cinq continents, et presque autant de travaux plastiques et sculpturaux. Le Corbusier. Construire la Vie Moderne, est une parution synthétique remarquable qui sélectionne les étapes et les arguments les plus pertinents à la compréhension de son travail.
À la fois biographique et thématique, ce livre est aussi un bel hommage à l’homme, en ce cinquantième anniversaire de sa mort. À celui qui, dans les termes nécrologiques d’André Malraux, « a signifié avec une telle force la révolution de l’architecture ». Cet ouvrage est une plongée habilement menée dans les profondeurs architecturales et structurelles de la pensée corbuséenne. Il dévoile aussi, par l’introduction de productions intimes (romance épistolaire…), les dessous d’un monde perçu, pensé, réalisé et professé au travers des lunettes de l’un des architectes les plus inventifs et les plus influents du 20e siècle.
Un ouvrage synthétique, cheminement pertinent pour une appréhension de l’œuvre corbuséenne
Le livre permet d’aborder un spectre large des œuvres, par ailleurs très nombreuses, de Le Corbusier. Cette synthèse s’agence d’abord chronologiquement. Le livre démarre à la jeune carrière et aux premières armes de Le Corbusier, avant de se clore sur ses dernières constructions en Inde à la fin de sa vie. Une construction qui s’agence aussi de manière thématique, puisqu’elle se scinde en parties qui dévoilent tour à tour les enjeux, théorisations et accomplissements des productions qui ont accompagné les différentes époques de sa vie.
Cette méthode de « présentation expliquée », thématique et biographique au travers des productions qui ont été décisives, pose les balises narratives du livre. Elle permet l’imbrication entre un contexte historique, artistique et architectural. Les idées entrent alors en résonance avec les contextes dans lesquels elles ont été pensées. Elles éclairent les influences et les cheminements de ses réalisations intellectuelles achevées et non achevées, comme autant d’objets bâtisseurs d’une architecture signée Le Corbusier. Cette méthode confère à l’ensemble une lecture dynamique, claire et compréhensible, assurant à chaque lecteur un éclairage réel sur le travail et la pensée de l’architecte.
L’accent est mis sur les visuels et les illustrations qui ponctuent l’ensemble, clés indispensables à la bonne représentation des travaux comme aux accomplissements de l’architecte.
Cette belle architecture du livre est renforcée par la qualité, la diversité et l’abondance des ressources graphiques qui imagent le propos et viennent préciser l’enseignement et la connaissance du lecteur. À titre d’exemple, la Villa Savoye est une illustration des nombreux éclairages qu’apporte le livre. Elle constitue l’aboutissement d’un cycle d’une douzaine d’années de recherches formelles de la période puriste, mouvement post-cubiste représentant des objets de la vie quotidienne institué en 1918 avec le manifeste Le Purisme écrit par Le Corbusier.
La Villa Savoye : une « machine à habiter » !
Implantée sur un terrain autrefois dégagé, sans contrainte, à destination d’un client fortuné, la villa Savoye, immeuble-villa, symbolise la modernité architecturale de l’entre-deux-guerres. En 1927, un an avant de recevoir la commande de la villa Savoye, Le Corbusier théorise les acquis stylistiques du Mouvement moderne en promulguant cinq principes fondamentaux : « les cinq points d’une architecture nouvelle » : les pilotis, le toit-terrasse, le plan libre, la façade libre, la fenêtre en longueur ou fenêtre-bandeau. Ils deviendront les figures obligées de tout bâtiment se réclamant de cette tendance, où l’édifice est délibérément démonstratif, exprimant chacun de ces principes dans tout son radicalisme.
Pensée par Le Corbusier comme une « machine à habiter » et « une machine à émouvoir », la Villa Savoye (1931) s’inscrit dans le cadre de l’époque machiniste, où « l’industrie, envahissante comme un fleuve qui roule à sa destinée, nous apporte les outils neufs adaptés à cette époque nouvelle animée d’esprit nouveau ». Le lecteur découvre la « machine à émouvoir » au travers de la « promenade architecturale », illustrée par les mots de l’auteure et de Le Corbusier, ainsi que de bons visuels.
« On entre : le spectacle architectural s’offre tout de suite au regard ; on suit un itinéraire et les perspectives se développent avec une grande variété, on joue avec l’afflux de lumière éclairant les murs ou créant les pénombres ». Les paroles de l’architecte sont éclairées par des illustrations biens choisies, qui accompagnent le lecteur à la compréhension du cheminement intellectuel de Le Corbusier.
Chemin faisant, on comprend que le concept de « machine à habiter » constitue les prémices de l’Unité d’habitation. Fondée sur le Modulor en 1943 – une unité de mesure où la référence n’est plus le mètre mais un personnage qui mesure 1m83 de hauteur et 2m26 avec la main levée – ce système lui permet d’adapter les dimensions de l’habitat à celle de l’homme. Le Corbusier voulait « mettre dans des bâtiments des Unités d’habitation de grandeur conforme, les dimensions, les quantités, la contenance d’une communauté qu’on puisse gérer ».
La Cité Radieuse, anatomie d’une pensée architecturale
En 1945, dans le cadre de la Reconstruction, Le Corbusier reçoit la commande d’un immeuble collectif à Marseille : la Cité Radieuse. Elle vient concrétiser plusieurs années d’études, où le « bâtiment repose sur le principe du casier à bouteilles – une ossature indépendante en béton, tramée selon les mesures dictées par le Modulor – dans lequel sont insérées des cellules de logement. La barre compte 17 étages d’une hauteur sous plafond de 2,26 mètres seulement et contient 337 appartements desservis par des rues intérieures tous les trois niveaux ».
De là, le lecteur perçoit cette architecture fonctionnelle particulière à Le Corbusier. Qui pense le logis comme une unité d’habitation, standardisée et consacrée à la satisfaction de besoins physiologiques et collectivisés, dont la Cité Radieuse de Marseille en est le projet le plus abouti.
Soit un effort synthétique qui dessine les traits d’une figure majeure de la modernité et interroge notre représentation de l’espace d’habitation. Sur ces deux points, synthèse et illustration, l’ouvrage de Guillemette Morel Journel est donc une belle réussite, en ce qu’il permet d’appréhender l’œuvre complexe et immense de Le Corbusier, souvent difficile à cerner convenablement de manière concise.
Le livre tente aussi d’expliquer la modernité ce personnage et de sa pensée, puisque l’on découvre au fil des pages, une nouvelle architecture, qui repense totalement la ville et l’espace de l’habitation humaine. Sa pensée de l’habitat fonctionnel et public prend sens au fur et à mesure. On comprend mieux celui qui fut l’avant-garde du purisme et le précurseur du brutalisme (utilisation du béton brut, comme matériau sauvage, naturel et primitif, sans transformation), s’inscrivant au cœur d’une révolution architecturale visionnaire. Le livre recense de nombreuses créations et productions de Le Corbusier, mystérieux et prolifique, instigateur du modernisme architectural, et qui n’a cessé de vivre par et pour l’architecture.
En définitive, l’ouvrage rend justement compte de la profondeur de la pensée corbuséenne sans cesse renouvelée et de son imposante puissance créative. On en vient alors à questionner notre propre conception de l’espace et de l’habitat à l’aune des explications délivrées, par celui qui définissait l’architecture comme « le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière »
Le double personnage, l’homme et l’architecte : l’autre originalité de l’ouvrage
Dans une lettre écrite à Josef Tcherv en 1926, Le Corbusier explique et revendique cette double personnalité.
Adopté en 1920 et se substituant à Charles Édouard Jeanneret, il considère que « Le Corbusier est un synonyme. Le Corbusier fait de l’architecture, exclusivement. Il poursuit des idées désintéressées et il n’a pas le droit de se compromettre dans les trahisons, les accommodements. C’est une entité débarrassée du poids de la chair. »
Guillemette Morel Journel ponctue le livre de rencontres et d’échanges, de publications et de voyages, de peintures et de sculptures de l’architecte. Ces éléments complètent le travail de synthèse biographique et thématique, éléments complémentaires et surtout nécessaires à la compréhension de « l’esprit » Le Corbusier.
Ils révèlent alors l’imbrication entre public et privé, entre l’homme et l’architecte, dévoilant les influences de son parcours sur sa vie et son œuvre. Des éléments qui reflètent en filigrane l’intériorité de l’artiste protéiforme – à la fois architecte, urbaniste, sculpteur, écrivain, conférencier et peintre – au travers des productions intimes de ce personnage hors normes.
Recouvrant alors ce pseudonyme « dépourvu de chair », l’ouvrage donne à voir l’homme qui se tient derrière le créateur aux facettes si multiples et parfois controversées.
Un ouvrage absent de controverses, qui n’aborde pas les dimensions politiques et idéologiques de Le Corbusier
La controverse est effectivement absente du livre. Les poids des influences politiques et familiales sont occultés. Le parti-pris se veut objectif et explicatif. Cette parution remplit son objectif en produisant un discours décomplexé et dépassionné.
Toutefois, on pourrait reprocher à l’ouvrage un léger manque de conceptualisation architecturale, précédant et concluant cette synthèse, qui aurait en outre appuyé les éléments et mouvements contre lesquels a réagi la pensée corbuséenne. Mais aussi, ces précisions auraient peut-être pu exposer plus concrètement les conséquences de sa pensée sur le monde artistique et architectural contemporain.
Hormis ces deux points, le livre demeure très satisfaisant, accessible à tout public, des novices aux fins connaisseurs de l’œuvre corbuséenne. L’approche synthétique aborde des dimensions multiples de ce personnage et dévoile l’influence certaine de son travail, abordant à la fois le génie et l’intime de l’homme, où le propos s’illustre très bien au travers d’une « promenade graphique ».
L’ouvrage constitue donc une très bonne introduction ou un très bon complément à l’exposition Le Corbusier. Mesures de l’homme, présentée au Centre Pompidou jusqu’au 3 août 2015.
(« Le Corbusier. Construire la vie moderne », de Guillemette Morel Journel, éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, Coll. Carnets d’architecte, 280 ill., sortie 23 avril 2015, 224 pages, 25€)