Déjà 25 ans que Diane de Selliers nous enchante avec ce mélange unique d’audace éditoriale, de beauté et d’excellence qui la caractérise, au service du livre d’art. Son talent à mêler l’art aux trésors de la littérature mondiale, Diane de Selliers le partage de manière unique avec un public en mouvement. Ainsi, elle fait dialoguer les belles lettres avec la richesse des images, dans une « scénarisation » talentueuse qui n’a de cesse d’interroger le lecteur curieux, en explorant les champs libres, les lignes de force et la face cachée des grandes œuvres du patrimoine littéraire mondial. Une exigence de vue rarement atteinte actuellement dans le commerce de niche du beau livre…
Dans l’univers shakespearien, on croyait que tout (ou presque) avait été fait. Or, « tout ce qui brille n’est pas d’or… » Car le premier défi relevé haut la main dans cette parution événement « Shakespeare à Venise », c’est précisément de nous faire douter de certitudes trop aisément acquises lors de lectures précédentes, ou de résumés appris… Certes, la figure de Shakespeare repousse les limites du théâtre élisabéthain en lui donnant ses lettres de noblesse, mais sa structure, ses sujets, et même ses personnages incarnent la continuité d’une histoire littéraire beaucoup plus ancienne et, a priori, assez vaste pour englober mythes, légendes et contes du monde entier. Nous y reviendrons après.
Y’a-t-il quelque chose de pourri au Royaume de Venise ?
La fascination de la maussade Londres d’Elisabeth Ier pour la cité des Doges trouve sa résonance dans ces deux pièces de son plus célèbre dramaturge : « Le Marchand de Venise » et « Othello ». Comédie douce-amère jouée pour la première fois en 1596, « Le Marchand de Venise » met en scène les affres de cœur de deux amoureux, Portia et Bassanio, aux prises avec la rapacité de l’usurier Shylock, lequel conclut un terrible marché avec leur ami Antonio. Fable qui évite de justesse le cruel, « Le Marchand de Venise », ses velours et ses brocarts, annonce les ors noirs d’« Othello ».
« Othello ou le Maure de Venise » est une tragédie légendaire, maintes fois reprise et adaptée, au théâtre bien sûr, mais encore à la télé, à l’écran (on pense au film éponyme de et avec Orson Welles). Référence littéraire absolue de la jalousie, de la tromperie et de la convoitise poussées jusqu’au point de mort, « Othello » enflamme toujours l’imaginaire, et brûle les pages comme, dès 1604, les planches ! Ainsi souvent, chez Shakespeare, l’histoire est simple. Othello, chef des armées vénitiennes à Chypre, est marié à la très jeune et belle Desdemona. Autour du couple gravitent deux hommes : Cassio et Iago. Othello délaisse Iago en le privant du poste de second à pourvoir, lui préférant Cassio.
Iago va dès lors et jusqu’au bout ne vivre que pour se venger, isolant Othello de son entourage par la perfidie de ses mensonges, et par le pire de tous, la rumeur de l’infidélité de sa femme. L’auteur nous pose alors la question : qui, du « Maure de Venise » ou du revêche Iago, est donc le plus noir ? Le Mal et la folie tiennent-ils à une couleur de peau, ou résident-ils dans les plus sombres recoins de chacun ? Cette interrogation, au 17e siècle, est d’une audace si politiquement incorrecte ! En creux commun à ces deux œuvres maîtresses, deux personnages, deux visages (in)humains de « diable » : Shylock et Iago.
S’ils peuvent se lire et s’apprécier séparément, ces deux volumes doivent se considérer néanmoins solidaires. Ils sont les deux reflets d’un même miroir. Au faussement juvénile « Marchand de Venise », répond l’âcre maturité d’« Othello », une fosse où le lecteur s’enfonce un peu plus à chaque pas de profundis du Maure… Accompagnée du texte original anglais, de son verbe vif et de sa syntaxe allusive, la traduction choisie, revue et corrigée pour l’occasion, est celle d’autorité du normalien et maître de conférences à l’université Paris X – Nanterre, Jean-Michel Déprats. Ce dernier, agrégé d’anglais, professeur émérite, a dirigé la traduction en français, en collaboration avec Gisèle Venet, des 36 pièces de Shakespeare parues en Bibliothèque de la Pléiade, aux éditions Gallimard.
Cette somptueuse publication bilingue de « Shakespeare à Venise » n’est pas qu’un beau livre, c’est aussi un océan d’érudition ! En effet, habituée à s’entourer des spécialistes les plus pointus dans leur domaine, Diane de Selliers a de nouveau fait appel à Michael Barry, qui possède la rare qualité d’embrasser la culture avec transversalité. De fait, après sa participation au sublime « Cantique des oiseaux » illustré par la peinture en Islam d’Orient (Diane de Selliers Editeur, 2012), l’historien de l’art, ancien professeur à l’université de Princeton et actuel professeur en chef à l’université américaine de Kaboul, Michael Barry a signé pour cet ouvrage les introductions, chronologies détaillées et vingt intermèdes qui rythment les pièces. Ponctuations érudites dans la lecture, ses annexes sont passionnantes.
Elles abordent le thème fascinant des « sources » à la base de l’inspiration shakespearienne, qui, on s’en aperçoit avec limpidité, est la forme retravaillée et remise dans le contexte géopolitique de son temps, d’œuvres méconnues (souvent inédites en français), fruits de plumes hétéroclites, parfois bien loin de la vieille Europe ! A titre d’exemple, on s’émerveille d’apprendre que « Le Marchand de Venise » reprend, entre autres idées, la trame du récit « des trois coffrets », un récit d’origine…indienne ! Quant à « Othello », ses racines prennent appui sur l’un des « Cent contes » de l’écrivain, poète et philosophe italien, né et mort à Ferrare au 16e siècle, Giovanni Battista Giraldi (1504-1573), dit « Cinthio ». Pour voir que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme…
Illustrer « Shakespeare à Venise »
On le sait, une image vaut mille mots… Pour Diane de Selliers, c’est aussi une proximité de sens qui voisinent et se répondent à travers une mise en page d’exception.
250 peintures de la Renaissance vénitienne illustrent « Shakespeare à Venise ». Des chefs-d’œuvre fidèlement reproduits qui lèvent pour la première fois le rideau sur un théâtre des âmes, diptyque des passions en clair-obscur. La Sérénissime, couleur de feu et trouble de lagune, devient ici, par l’image, un cadre resserré aux mille canaux, une scène exhaustive emplie d’émotions violentes et d’informations… Titien, Tintoret, Véronèse, Giorgione, Carpaccio, les frères Bellini, voisinent avec des artistes moins connus de l’Âge d’Or, du milieu du 15e siècle au début du 17e siècle, dans une sélection exigeante et riche dont les fonds, pour la plupart, proviennent des églises et des palais de Venise. Une iconographie vivante qui donne dynamisme et relief à l’ensemble des deux récits. Il en ressort que le texte écrit s’entend presque musicalement, apportant force et profondeur à l’ensemble de manière saisissante.
Diane de Selliers nous enthousiasme à chaque nouveauté. Son parcours généreux est fait de passion et de persévérance, au service de l’édition d’art à la française depuis 25 ans. « Shakespeare à Venise : Le Marchand de Venise et Othello » est une luxueuse édition ultime, et le plus bel hommage aux lettres vénitiennes du Barde !
(« Shakespeare à Venise : Le Marchand de Venise et Othello » illustrés par la Renaissance vénitienne, Diane de Selliers Editeur, « La grande collection », texte intégral, version bilingue, préface de Denis Podalydès, introductions et intermèdes de Michael Barry, traduction de l’anglais, notes et postface de Jean-Michel Déprats, 250 illustrations, 2 volumes sous coffret, sortie octobre 2017, 720 pages, 285€ jusqu’au 31 janvier 2018, 330€ ensuite ; tous visuels reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditrice)